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Réouverture du Vieux-Colombier

Référence : MEL_0658
Date : 07/03/1920

Éditeur : Revue hebdomadaire
Source : 29e année, n°10, p.127-130
Relation : Notice bibliographique BnF
Repris sou le titre "Le Vieux-Colombier" p.154-157, in Dramaturges, Paris : Librairie de France, 1928.
Type : Chronique dramatique

Description

Après une fermeture de cinq ans, le théâtre du Vieux Colombier ouvre ses portes avec une représentation du Conte d’hiver.

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Réouverture du Vieux-Colombier

Le soir de l'armistice, outre les raisons communes à tous les citoyens de danser en rond aux carrefours, il en était de particulières à chacun d'eux; et tel jeune écrivain s'est dit ce jour-là: "Marcel Proust va pouvoir nous donner la suite de Du côté de chez Swann"; ou encore: “Jacques Copeau va rouvrir le théâtre du Vieux-Colombier.”
Pendant la guerre, de fameux comédiens, de qui les méthodes ne ressemblent en rien à celles de Copeau, avaient monté, en dépit des circonstances, des spectacles si riches et si magnifiques, qu'ils nous donnèrent la nostalgie de cette sainte pauvreté mise naguère par le directeur du Vieux-Colombier au service de Molière et de Shakespeare. Chez Gémier, qui réagit, lui aussi, noblement contre la basse industrie des scènes du boulevard, — le metteur en scène se met en scène: le Marchand de Venise, Œdipe roi de Thèbes, ne sont plus que des prétextes à mouvements de foules, luttes, jeux de l'arc, danses; des attractions nous détournent de haïr Shylock ou de pleurer avec Œdipe; l'exhibition étouffe la poésie. Au contraire, la doctrine de Copeau tient dans cette formule: dégager par la simplicité de la mise en scène la pure configuration des chefs-d'œuvre. Plus d'exigeantes vedettes ni de décorateurs présomptueux, mais sur un tréteau nu, une fervente compagnie où chacun à sa place ne souhaite rien que servir. De ce que Copeau par de telles méthodes réalisa, les spectateurs de la Nuit des rois, en 1914, avaient gardé un souvenir fidèle; aujourd'hui, le Conte d'hiver leur donnera la même joie.
Une fervente compagnie que le directeur tient en main comme un chef d'orchestre ses musiciens, cela d'abord est nécessaire: un adolescent soumis et qui n'obéit pas à son propre sens, trahira moins le poète que le célèbre acteur soucieux de sa gloire et de ses effets. Les contemporains de Molière attribuaient d'abord ses succès à sa maîtrise sur une troupe disciplinée: “On a vu, par le moyen de Molière, ce qui ne s'était pas encore vu et ce qui ne se verra jamais: c'est une troupe accomplie de comédiens formée de sa main, dont il était l'âme... [1] Et l'homme de Stratford, appelé Shakespeare, — ou, selon M. Lefranc, William Stanley, comte de Derby, — fut d'abord servi par une troupe de comédiens passionnés.
Ce Conte d'hiver dont la lecture nous enchante, à la scène, — fût-elle du Vieux-Colombier, — déconcertera toujours un Français. La notice du programme appelle notre attention sur l'unité tout intérieure de l'œuvre; confessons qu'elle nous échappe et que ce conte nous semble fait de deux pièces juxtaposées, un drame de la jalousie, puis une comédie poétique où triomphent le printemps, l'adolescence, l'amour; drame et comédie réunis par le plus apparent artifice. Léontès, roi de Sicile, soupçonne injustement Hermione, sa femme, et le roi de Bohême, Polixénès; il emprisonne, puis juge et condamne l'innocente, après avoir fait jeter sur une rive déserte la petite fille qu'elle a mise au monde. Son autre enfant, Mamilius, meurt de douleur; la reine elle-même passe pour morte; voilà le drame. Seize ans après, la petite fille abandonnée, qui, sous le nom de Perdita, a été recueillie par des bergers, est aimée du fils du roi; l'histoire de cet amour, parmi de printanières fêtes et d'étourdissantes clowneries, c'est la comédie qui nous fait oublier les premiers actes, bien que tout se dénoue dans le royaume de Léontès et que la reine Hermione sorte de sa retraite pour pardonner à son époux et bénir Perdita. Cette composition dérange nos habitudes; sans doute avons-nous fait depuis deux siècles de grands progrès pour bien comprendre Shakespeare. Nous sommes tout de même les descendants de ce traducteur de Pope qui, en 1738, après avoir déclaré dans sa préface: “Quelques belles que soient les choses, nous y voulons absolument de l'ordre...”, ajoutait avec candeur: “Je me suis donc trouvé dans la nécessité de diviser le poème de M. Pope en quatre chants, de rapprocher des idées trop éloignées, et de recoudre certains morceaux qui paraissaient détachés de leur tout...” Des gens capables de mettre d'autorité, en quatre chants, les Principes de la morale et du goût du sage Pope, comment traiteront-ils Shakespeare? Et, de fait, Voltaire, le Français Voltaire, à qui, en France, nous ressemblons tous, s'en donna à cœur joie contre ce “huron” de Shakespeare[2]. Mais le grand Anglais souffrit davantage de ceux qui prétendirent l'aimer. L'auteur de l'avertissement, en tête des œuvres complètes de Ducis, loue cet honnête homme d'avoir su dégager des traits simples et sublimes “de l'alliage impur qui déshonorait les ouvrages gigantesques et monstrueux du tragique anglais...” Il l'admire d'avoir purgé Shakespeare des défauts de la grossièreté et des vices de l'affectation! Ce bon Ducis, il est vrai, ménage le goût français jusqu'à donner à Othello une fin agréable et à épargner Desdémone. Sourions, mais ayons l'honnêteté de reconnaître qu'il reste bien aux spectateurs du Vieux-Colombier un peu de cette inintelligence. Je mets à part les beaux esprits que, dans Shakespeare, séduit ce qui déconcerte le commun, et par exemple toute la clownerie. Les facéties de Clown et du vagabond Autolycus qui, vers 1600, dilataient la rate du vulgaire au théâtre du Globe de Southwark, enchantent plusieurs de nos maîtres et de nos confrères; ces contempteurs du théâtre contemporain sont des fidèles du Médrano; le dégoût de la scène leur a donné le goût du, cirque et du music-hall. Le Vieux-Colombier est le théâtre des gens qui n'aiment pas le théâtre (tel qu'on le pratique aujourd'hui); en leur donnant une interprétation de Shakespeare, sans aucune coupure, Copeau légitime leur faible pour la “parade”, puisque le grand Anglais insère dans l'œuvre d'art la bouffonnerie, la mimique, la perpétuelle et folle invention du clown. Hors ces raffinés, le public de Copeau comprend d'honnêtes gens qu'attire la promesse d'un renouveau, mais enfin ils ont leurs habitudes; la mise en scène, bien loin qu'elle les empêche de goûter le chef-d'œuvre, les aide à le comprendre. Le “traiteau nu” de Copeau les condamne à un effort bien fatigant; rien ne les y avertit qu'ils ne sont plus à la cour de Léontès, mais dans un pays désert ou sur une place publique. Enfin, par tradition, ils admirent la machinerie*, et le décor riche; ils estiment un directeur de théâtre selon les frais à quoi il consent et selon sa somptuosité. Au puritanisme théâtral de Copeau, rien ne les avait préparés. Il n'y a pas si longtemps qu'un Jules Lemaître ne doutait pas que seuls la richesse, le luxe de la décoration pûssent exprimer la poésie d'un drame; en 1886, Porel donne à l'Odéon le Songe d'une nuit d'été et Lemaître crie au miracle devant “les poétiques décors”. Il accuse Porel de le vouloir faire mourir de plaisir, tant ce directeur prodigue “les étoffes précieuses et fait ruisseler l'or et les pierrerries sur la soie des costumes...” Les toiles peintes de l'Odéon l'aident à bien comprendre Shakespeare.
Sans doute, par d'heureux accords de tons et surtout par la science qu'il a de grouper harmonieusement les protagonistes, Copeau atteint parfois à de surprenants effets (par exemple au second acte, sans aucun accessoire, nous reconnaissons l'atmosphère de la chambre où la reine Hermione repose, les servantes laborieuses autour de la table moquent doucement l'enfant Mamilius; alors le petit garçon un peu boudeur s'éloigne et chuchote son conte triste à l'oreille de la reine ensommeillée). Malgré de telles réussites, le directeur du Vieux-Colombier ne peut tout à fait séduire qu'un petit nombre de délicats capables de ce renoncement au décor. Car il semble que ce ne soit pas le théâtre qui crée le public, mais le public crée le théâtre; nous avons, sur les boulevards, les scènes que nous méritons; celle du Vieux-Colombier est née d'une élite et Dieu veuille qu'en dépit de ses trois cents places, elle ne soit pas encore trop grande; d'autant que le choix des nouveautés promises nous surprend, non qu'il soit mauvais, mais qu'il est restreint! Quand nous lisons au programme les noms de G. Duhamel, de Jules Romains, de H. Ghéon, de Jean Schlumberger, d'A. Gide, de C. Vildrac, si volontiers nous accordons à Copeau que son théâtre n’est pas d'avant-garde, en revanche nous lui demandons de reconnaître que voilà bien ce qu'on appelle un théâtre de famille. Ce caractère limite beaucoup, selon nous, l'importance d'un tel essai de rénovation dramatique. Une pleïade d'artistes, où d'ailleurs le talent abonde, et qui déjà possédait une revue et une librairie, s'enrichit encore d'un théâtre; mais nous aimerions qu'il ne fût pas seulement l'annexe d'une librairie et d'une revue.

Notes de François Mauriac

  1. SEGRAIS, Anecdotes
  2. Voltaire écrit à La Harpe : "...Il y a déjà deux tomes imprimés de ce Shakespeare (il s'agit de la traduction de Letourneur) qu'on prendrait pour des pièces de la foire faites il y a deux cents ans. Avez-vous une haine assez vigoureuse contre cet impudent imbécile? (Letourneur). Il n'y a point en France assez de camouflets, assez de bonnets d'âne, assez de piloris pour un pareil faquin!"

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François MAURIAC, “Réouverture du Vieux-Colombier,” Mauriac en ligne, consulté le 26 avril 2024, https://mauriac-en-ligne.huma-num.fr/items/show/658.

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