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La Traversée, pièce en trois actes, de M. Alfred Capus, au Théàtre-Marigny

Référence : MEL_0664
Date : 13/11/1920

Éditeur : Revue hebdomadaire
Source : 29e année, n°46, p.228-230
Relation : Notice bibliographique BnF
Type : Chronique dramatique
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La Traversée, pièce en trois actes, de M. Alfred Capus, au Théàtre-Marigny

Les romans ont fourni souvent de profitables de pièces sujets et les auteurs dramatiques n'ont pas fini de mettre Balzac en coupe réglée; mais il ne me souvient pas qu'on ait jamais tiré un roman d'une comédie. Avec les trois beaux actes qu'il donne au théâtre Marigny, M. Capus pourrait sans doute composer l'un de ces récits indulgents et cruels qui lui valurent une réputation usurpée d'optimiste. Ce qui, à Marigny, a paru légèrement déconcerter la critique, c'est sans cloute que l'homme d'affaires Bargas et tous les protagonistes de la Traversée relèvent du théâtre un peu moins que du roman. Ils ne sont pas simples; on ne reconnaît pas en eux de ces caractères qu'on appelle tranchés. Les plus méchants y semblent capables de bonté et les meilleurs ne s'y montrent guère délicats; enfin, M. Capus n'a pas voulu qu'ils lussent des types. Créer un type, c'est prêter à un personnage telle vertu ou tel vice, à l'exclusion de tous les autres; c'est rendre ce personnage amoureux pour que l'amour entre en conflit avec sa passion dominante. M. Alfred Capus, qui observe avec sagacité le monde, s'est avisé qu'on y voit moins de types que voudraient nous en persuader un Molière ou un Balzac. La plupart des hommes ressemblent à Bargas dans la Traversée: cet employé de ministère s'est découvert sur le tard la vocation des affaires. Il y porte une honnêteté relative. Il est honnête dans la mesure où il serait maladroit de ne l'être pas. Il possède moins de méthode que du flair, du toupet, de l'entregent. Personne dans la vie n'est tout à fait noir; ce brasseur d'affaires montre un cœur de brave homme; il épouse à cinquante ans une jeune fille pauvre qu'il aime surtout pour sa pureté. Mais Marianne n'est pas si pure qu'il croit. Les critiques ni le public ne savent trop que penser d'elle parce qu'elle est ensemble malhonnête, farouchement égoïste, très capable de méchanceté, de tendresse, de trahison, de dévouement; enfin elle ressemble à beaucoup de personnes que nous connaissons et c'est peut-être pourquoi, au théâtre, nous ne la reconnaissons pas. Dans la vie, nous négligeons d'approfondir Bargas, Marianne, ou nous leur imposons une fois pour toutes une étiquette. Mais dès que nous avons payé vingt francs un fauteuil d'orchestre, et qu'au lieu de nous apparaître dans la rue où dans un salon, ils se présentent à nous sur un tréteau, nous exigeons de savoir à quoi nous en tenir sur leur compte; mais je crains que les trois cents pages d'un roman soient nécessaires à l'auteur pour qu'il ait le loisir de nous commenter ces caractères-là; à la Traversée, le public ne peut placer en toute sécurité sa sympathie ni son antipathie; les plus compliqués ne se doutent pas qu'ils souhaitent obscurément, comme le ferait leur concierge, qu'on leur révèle qui est la jeune orpheline, qui est le traître, qui est le héros.
Cette Marianne fut autrefois la maîtresse d'un homme marié. Elle appartient aujourd'hui à son mari bien entendu, mais aussi à un homme de cercle décavé, d'Andolle. La veuve de son premier amant vient demander une place à Bargas et le hasard met ainsi face à face les deux anciennes rivales. La jeune veuve est une petite femme très vaillante que sa noblesse naturelle et surtout le souci de ne pas troubler le bonheur de son bienfaiteur Bargas détournent de se venger. Marianne, incapable de supporter la présence menaçante de son ennemie, la poursuit d'une maladroite haine qui éveille les soupçons de Bargas. En une scène pathétique, celui-ci découvre enfin la vraie Marianne, tout son passé boueux. Il se sent perdu, il n'y verra plus clair désormais, ses affaires subiront le contre-coup de sa déception amoureuse. Il ne chasse pas Marianne, mais elle, au dernier acte, le quitte; rien ne la rattache plus à Bargas. Peut-être, pour la première fois, se montre-t-elle désintéressée, en acceptant de vivre avec un amant pauvre et revenu infirme de la guerre.
Il est assez étrange que nous ayons résumé ce drame, sans avoir encore indiqué qu'il se déroule pendant la guerre. Le titre même signifie: la traversée de la guerre. L'auteur considère donc qu'elle a retenti avec force sur ses héros. Voilà qui n'apparaît pas clairement: le drame essentiel, la découverte du passé de Marianne par son mari, était-il besoin de la guerre pour le susciter? Sans doute, la mobilisation compromet les affaires de Bargas mais beaucoup moins que la ruine de son amour; c'est le mensonge de Marianne qui le désarme et le voue à la défaite. Pendant la guerre, les Bargas ont été excellents pour faire leur pelote. Et celui de M. Capus, s'il n'eût été trompé au passé et au présent, aurait corrigé sa spéculation malheureuse sur les caoutchoucs en achetant cinq cent mille boîtes de lait concentré.
Certes, le contre-coup de la grande tuerie sur de chétives destinées, ce qu'elle a fait d'une petite veuve et d'un cercleux vieillissant, ne laisse pas de nous intéresser; mais je discerne mal son action sur le ménage Bargas. Sans doute faudrait-il revoir la pièce ou mieux encore la lire. C'est une grande misère d'avoir si peu de temps à donner à la réflexion, et il faut en demander pardon à l'auteur, surtout quand il s'appelle M. Alfred Capus. Sachons-lui gré de créer des êtres qui ne nous déconcertent qu'à force d'être vivants. C'est que ce maître du théâtre est un fameux romancier et le meilleur de son œuvre n'est peut-être pas ce que nous admirons sur les planches. L'étrange optimiste que voilà! Ses livres où “tout s'arrange” décèlent un observateur lucide, habile à décrire nos ridicules, fort gourmand de nos tares. La miraculeuse inconscience des gens d'affaires surtout l'enchante. M. Capus ne se fâche pas, il n'élève jamais le ton, il ne s'interrompt jamais de sourire, il lui manque le sens de l'indignation; d'où sa renommée d'optimiste. Il était, avant la guerre, l'historiographe amusé de Rochette; les boursiers l'ont toujours infiniment diverti. Mais lui aussi a fait la traversée; sa nouvelle pièce nous le montre plus grave, moins indulgent peut-être. Nous sentons en lui une soudaine exigence à notre endroit. Il ne connaissait que notre misère; la guerre lui a enseigné notre grandeur.

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François MAURIAC, “La Traversée, pièce en trois actes, de M. Alfred Capus, au Théàtre-Marigny,” Mauriac en ligne, consulté le 26 avril 2024, https://mauriac-en-ligne.huma-num.fr/items/show/664.

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