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Le Problème de l’Académie

Référence : MEL_0067
Date : 18/01/1945

Éditeur : Gavroche
Source : 3e année, n°21, p.1
Relation : Notice bibliographique BnF

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Le Problème de l’Académie

L’Académie française qui avait si bonne presse pendant l’occupation, subit aujourd’hui de sévères critiques. Mais dans une compagnie comme la nôtre, l’épuration pose des problèmes moins aisés à résoudre que nos censeurs ne l’imaginent.
Et d’abord parce que nous sommes tenus par le règlement: pour dépouiller un de nos confrères de l’Immortalité, il faudrait réunir le quorum, ce qui dans les circonstances actuelles ne se produit pour ainsi dire jamais. Nous l’avons atteint une fois, depuis la libération, dans une séance qui a été consacrée aux élections. Pratiquement, nous ne détenons d’autre pouvoir que celui d’interdire, à un membre reconnu indigne, l’accès de nos séances. C’est la mesure qui a d’abord été prise à l’égard de MM. Bonnard et Hermant, contre lesquels aucune information n’était encore ouverte. Le cas de Maurras fut examiné une fois et, après discussion, en avait décidé de reprendre le débat à une prochaine séance. Mais entre temps il était arrêté à Lyon et une instruction était ouverte contre le Maréchal Pétain.
Les membres de l’Académie française ont eu donc à résoudre un cas de conscience: toute mesure prise contre leurs confrères poursuivis serait portée à l’actif de l’accusation. Il est indéniable que le réquisitoire en ferait état et que les jurés en seraient impressionnés. Je crois que dans d’autres pays, en particulier en Angleterre, cette intervention aurait été jugée inique. En tout cas, il me paraît très injuste de ne pas comprendre le scrupule qui a retenu l’Académie. Une décision contraire pouvait, certes, se justifier, mais on ne saurait dire qu’elle s’imposait absolument. Il ne faut pas oublier qu’il s’agit de procès extrêmement graves où non seulement l’honneur mais aussi la vie de nos confrères sont en jeu. Les magistrats et les jurés à qui incombe la lourde responsabilité de juger les écrivains français doivent échapper à toute pression extérieure.
Encore une fois, je comprends qu’on se rallie à un parti différent. Ce que je comprends moins, c’est qu’on tienne rigueur à l’Académie de la décision qu’elle a prise.

*

A mon avis, le problème que pose l’Académie française à notre époque, est d’au autre ordre. Le vrai problème, c’est celui de son renouvellement. Et là encore, l’opinion se montre fort injuste à notre égard. A entendre les gens, on pourrait croire que nous sommes chargés de désigner les candidats. Est-ce notre faute si presque seuls aujourd’hui (sauf quelques brillantes exceptions…) les diplomates, les savants, les ecclésiastiques, les avocats, les médecins sollicitent nos suffrages? Pour savoir si oui ou non l’Académie française accepte de se renouveler et d’ouvrir son sein aux écrivains des générations montantes, la première condition est que ces écrivains posent leur candidature. Mais il n’en est aucun qui accepte l’épreuve à laquelle les plus grands se résignaient autrefois. Ils se croiraient déshonorés par un échec auquel naguère encore s’exposaient si volontiers les plus illustres génies.
Pourquoi ne se décideraient-ils pas à tenter l’épreuve? Pourquoi de Jean Paulhan et de Jean Guéhenno à Aragon et à Paul Eluard les poètes, les romanciers et les critiques de la résistance ne poseraient-ils pas leur candidature? Je crois savoir que des hommes comme Jean Schlumberger, comme Jacques Maritain, comme André Malraux y consentiraient peut-être. Ainsi la question nous serait posée en pleine lumière et notre compagnie aurait à répondre par oui ou par non.
Tant que vous ne l’aurez pas soumise à cette épreuve, vous n’avez aucun reproche sérieux à lui adresser. La révolution, pour l’Académie française, ne consiste pas à ajouter encore une charge à celles déjà accablantes qui pèsent sur certains de nos confrères. Elle se montrera révolutionnaire en consentant hardiment à cette transfusion du sang qui élèverait sa température, si j’ose dire, et qui la mettrait en contact direct avec la part la plus jeune et la plus vivante des lettres françaises. Des prélats, des ambassadeurs, de grands chefs militaires, des “illustrations” de tout ordre feraient utilement contre-poids…
Mais encore une fois, cela ne dépend pas de nous seuls. Il faut que cesse la grève des candidats qui sévit dans certains milieux. On ne peut exiger d’une personne aussi vénérable qu’elle se jette à la tête de jeunes dédaigneux qui d’ailleurs ne lui inspirent aucune passion!
Est-il nécessaire d’ajouter que j’écris ici comme “particulier”, que cette invitation n’engage que moi-même, et pour parler franc, qu’il n’y a guère d’apparence que des hommes sérieux votent pour des auteurs dont ils n’ont jamais reçu les livres (…mais ce serait sans doute pire, s’ils les avaient reçus). Au fond, ce qui rend le problème insoluble, c’est que les écrivains de talent ne sont pas aujourd’hui “comestibles” pour une Académie comme la nôtre, et qu’il est peu croyable qu’elle puisse les digérer jamais.

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François MAURIAC, “Le Problème de l’Académie,” Mauriac en ligne, consulté le 26 avril 2024, https://mauriac-en-ligne.huma-num.fr/items/show/67.

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  1. BnF_Gavroche_1945_01_18.pdf