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Un livre posthume de Jacques Rivière : “A la trace de Dieu”

Référence : MEL_0735
Date : 20/02/1926

Éditeur : Revue hebdomadaire
Source : 35e année, n°8, p.396-402
Relation : Notice bibliographique BnF
Repris p.18-34 in, Le Tourment de Jacques Rivière, Strasbourg : La Nuée bleue, 1926.
Repris p.101-118, in Du côté de chez Proust, Paris : La Table ronde, 1947.
Repris p.301-306, in Oeuvres complètes, IV, Paris : Fayard, 1950-1956.
Repris p.229-235, in Ecrits intimes, Paris-Genève : La Palatine, 1953.
Repris p.299-304, in 
Oeuvres romanesques et théâtrales complètes, 5, Paris : Gallimard, 1978-1985.
Type : Critique littéraire; Portrait
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Un livre posthume de Jacques Rivière : “A la trace de Dieu”

Un écrivain qui se guinda toute sa vie dans une attitude, laisse de lui, après la mort, une image officielle où nul ne songe à faire des retouches. Mais un auteur dont le souci fut d'être sincère envers lui-même et de ne rien dire ni rien écrire qui n'exprimât sa plus profonde pensée, demeure pour les survivants l'objet d'un débat sans issue. La sincérité d'un homme nous le rend plus mystérieux. Le corps de Jacques Rivière repose, depuis un an déjà, au flanc du coteau de Cenon, face à la ville où nous sommes nés tous les deux; mais parmi nous, comme un signe de contradiction, demeure son âme pleine d'énigmes. Ainsi le même Arthur Rimbaud qui guide vers la mort tels jeunes hommes d'aujourd'hui, ouvrit autrefois à Claudel une porte du ciel: c'est que de lui non plus, un seul mot ne reste où il ne se soit exprimé tout entier tel qu'il était au moment où il l'écrivit. L'unité d'un Rimbaud, d'un Rivière, ne réside pas dans un système immobile, mais dans une adhésion constamment fidèle à leur mouvante pensée.
A la trace de Dieu, livre posthume de Jacques Rivière, divise les esprits à son sujet. Nous tenons enfin le secret de cette vie et de cette mort —affirment les uns— Rivière qui, soldat et captif, relevait, avec une patiente joie, les traces de Dieu dans sa destinée, et qui put craindre quelque temps de les avoir perdues, sait aujourd'hui que nous les avons retrouvées, nous, ses amis. Cette source, qui avait rafraîchi le soldat prisonnier, était rentrée sous terre, et il se crut à l'abandon. Mais aujourd'hui qu'il n'est plus là, nous avons vu, de sa tombe même, cette eau de nouveau sourdre et jaillir pour le salut d'un grand nombre. A quoi les autres opposent que, dans ce livre posthume, ils ne reconnaissent pas la voix de leur camarade. Ils disent que le Rivière qui avait écrit A la trace de Dieu, ils ne l'ont pas connu. A les entendre, des circonstances singulières lui auraient inspiré ces pages dont, l'année de sa mort, il n'aurait même plus compris le sens.
Dans un tel débat, quel parti choisir, sinon celui de recevoir pieusement l'œuvre de notre ami, —mais l'œuvre entier comme cette tunique du Christ: sans couture et qui ne pouvait être partagée? Pas plus pour le tirer à nous que pour le rejeter, il ne faut mettre ce livre à part de l'héritage que Rivière nous confie. Nous sommes sûrs, nous qui l'avons connu, qu'il est tout entier dans chacun de ses livres; mais notre certitude est aussi que mieux qu'aucun autre, A la trace de Dieu nous renseigne sur les courants contraires, sur les remous de ce beau fleuve plein d'abîmes et d'îles.
Écartons d'abord l'argument tiré des circonstances dans lesquelles ces notes furent écrites: entre septembre 1914 et juin 1917, Rivière prisonnier en Allemagne, malade, affaibli, séparé de tout ce qu'il aimait, aurait subi, en esclave, affirment certains, l'attrait de l'éternelle consolation. Mais nous pensons, au contraire, que si tout le malheur de l'homme vient de ne pouvoir demeurer seul dans une chambre, la captivité put être pour ceux qui l'ont subie, une occasion de retraite, de méditation, d'approfondissement intérieur. Tout ce qui nous arrache au courant, et nous oblige à demeurer sur la berge, enrichit notre vie spirituelle. L'internement dans un camp de prisonniers, plusieurs de ceux qui l'ont souffert nous en ont parlé comme de l'épreuve la plus féconde; ils se souviennent de ce temps où ils allèrent au delà d'eux-mêmes. A Kônigsbruck, à Hulseberg, Jacques Rivière, dans la plus grande souffrance, demeure seul avec le ciel au-dessus de sa tête et plus rien entre le ciel et lui: “Vraiment jeté à Dieu, écrit-il le 4 octobre 1914, de tout ce qui m'est laissé en ce moment à portée, Il est la seule chose qui tienne, la seule chose par rapport à quoi je puis être sûr d'avancer.” Mais Rivière ne fut jamais plus semblable à lui-même que “jeté à Dieu”: alors il continue d'être l'homme attentif à ce qui se passe en lui, l'homme curieux de son âme telle qu'elle est. Pas plus qu'autrefois, il ne prétend décrire aucun phénomène que son intelligence ne l'ait contrôlé. Incapable de rien inventer, il n'invente pas Dieu, mais en relève la piste en lui avec beaucoup d'attention et de soin, avec plus de prudente attention même, que de passion. Son Dieu est, sans doute, le Deus absconditus, mais un Dieu caché en tant que cause et partout révélé dans sa Grâce: la Grâce, pareille à une eau longtemps souterraine, crève soudain l'écorce ici et là, ruisselle, recouvre tout. Il s'agit ici bien moins du Dieu sensible au cœur que du Dieu sensible à l'intelligence, à la raison: “Le chrétien, dit Rivière, est un homme qui se sert de son esprit aussi complètement que possible.” Et ailleurs: “Le chrétien n'est pas un fou qui choisit de croire certaines choses parce qu'insensées; mais il les croit parce que, bien qu'insensées, pourtant il les trouve vraies dans l'expérience.” A la trace de Dieu, c'est l'étude de la Providence considérée comme une science positive.
Il s'y applique dans un temps où cette Providence l'éblouit. Mais il est trop lucide pour ne pas prévoir les jours futurs, alors que Dieu cessant de se manifester, il se trouvera de nouveau penché sur une âme où plus rien de divin n'affleurera. Déjà il ne se faisait aucune illusion sur la fragilité de sa méthode du point de vue de l'apologétique, et souffrait de ce que ses constatations intérieures, il ne pût les imposer à personne: “Le chrétien ne peut pas donner ses raisons... ce sont des preuves qui n'apparaissent que si l'on a déjà admis ce qui est en question...” Rien à faire pour les autres qu'épier en eux les signes d'une influence divine et leur enseigner à la reconnaître: “Dieu étant une personne, toute conversion est une question de rencontre.”
Mais c'est pour lui-même surtout que Rivière se méfie à cause de cet avenir où il sera plongé de nouveau dans la vie, où mille traces humaines brouilleront les traces de Dieu en lui. Il rédige alors, en prévision de cette épreuve, une note sur le rôle de la volonté dans la Foi. La volonté dans la Foi! Pour qui connaît Rivière, rien ne s'oppose davantage au mouvement naturel de son esprit, incapable de rien vouloir que ce qui est en réalité. Mais quoi! Il sait d'une science certaine qu'il ne goûtera pas toujours ces moments surnaturels “où Dieu pour ainsi dire se substitue à notre pensée et la rend inutile, où, au lieu de nous inviter, de nous appeler, Il nous occupe.” Rivière sait qu'un jour il retombera et se retrouvera seul: alors, que ce soit l'heure de la volonté, que la volonté pourvoie à l'absence de Dieu; qu'elle relève Dieu pendant les intervalles. Dans une vision prophétique de l'épreuve qu'il subira, notre ami nous montre, durant ces relèves, le doute profitant de notre sécheresse: “La grande tentation de l'esprit pendant laquelle nous sommes livrés aux bêtes de l'intelligence.” Il comprend que la Foi est une vertu, parce qu'elle est avant tout fidélité, mais il voit surtout que la pratique de cette vertu, si elle est difficile pour tous, l'est surabondamment pour un écrivain.
Que le chrétien eût tout à redouter de la profession littéraire, le directeur de la Nouvelle Revue Française, prisonnier des Allemands, en possédait jusqu'à l'angoisse la certitude. L'homme qui vit de se décrire tient à ce qui en lui diffère des autres hommes; il tient à sa singularité. Converti, que lui resterait-il d'original? Sa singularité est sa vie même. Et peut-être, était-ce déjà l'homme de lettres dans Rivière qui sourdement résistait au travail de Dieu. Il entrevoyait un gouffre où quelqu'un l'attirait, et il prenait peur, “embourbé jusqu'au cou dans la grande aventure humaine et sans désir d'en être retiré...” Quel écrivain, ayant foi au surnaturel, pourrait entendre, d'un cœur indifférent, cette supplication qu'inspirait à notre ami la lecture de Sainte Thérèse? “Mon Dieu, éloignez de moi la tentation de la sainteté. Ce n'est pas mon œuvre. Contentez-vous d'une vie pure et patiente, que je ferai tous mes efforts pour vous donner. Ne me privez pas de ces joies délicieuses que j'ai connues, que j'ai tant aimées, que j'aspire tant à retrouver. Ne confondez pas. Je ne suis pas de l'espèce qu'il faut. Je suis marié et père, je suis écrivain. Ne me tentez pas avec des choses impossibles. Ne m'induisez pas dans de trop grandes souffrances.”
Tiré sur la berge, mis à part de la vie, Jacques Rivière mesure d'un œil lucide le danger mortel que va subir sa foi dès qu'il aura été rendu au courant. En même temps qu'il sent se réveiller en lui la curiosité, le goût de la chose telle qu'elle est, du sentiment intact, il connaît mieux quelle petite chose sèche et agrippée est en lui l'amour de Dieu qu'il compare à une plante de rocher. Mais il ne prévoyait pas qu'à peine revenu au monde, il rencontrerait face à face, flattant son goût forcené de la chose telle qu'elle est, la grande tentation littéraire incarnée et parée des plus redoutables et délicieux prestiges: Marcel Proust, l'œuvre de Marcel Proust, comment Rivière eût-il échappé à cette fascination? Voilà bien, réalisé jusqu'à la folie, le vœu de Rivière écrivain: c'est peu de dire que Proust n'intervenait pas, n'altérait pas le réel; cadavre vivant, étendu au centre d'une chambre meublée, proie inerte mais attentive de ses sensations, de ses souvenirs, il les laissait venir à lui du plus lointain de ses jours finis, monter à l'assaut de son être, proliférer à loisir, se nourrir de sa substance. Il s'agit bien de vouloir croire ceci ou cela! Le jeu consiste au contraire à ne rien vouloir qui puisse altérer la matière de notre expérience. Agir sur son âme, agir sur les âmes, c'est exactement le contraire que Proust propose à Rivière, déjà trop enclin à entendre sa leçon. Les traces de Dieu dans une âme, —et pour mieux dire la Grâce— c'est l'agent extérieur qui trouble l'expérience, qui en altère les données. Le romancier devient cet homme de police chargé de reconstituer le crime, et qui ne veut pas que Dieu bouge le cadavre. Le chimiste Proust ne croit pas ou plutôt ne songe presque jamais à l'existence du surnaturel; mais le chimiste Rivière qui, du temps de sa captivité, eut un tel souci d'en suivre les cheminements, d'en relever les vestiges, et qui s'appliquait à définir les ruses de Dieu, qui voulait nous aider à voir dans les événements de notre vie une conduite, une préméditation, —par quel brusque retournement le voici de nouveau en proie au démon de la curiosité littéraire, voué à des investigations sur lui-même qui ne tendent plus au salut, mais à la connaissance désintéressée et stérile, —qui ne tournent plus à l'amour?
Et pourtant cet amour continue d'exister: les traces de Dieu ne s'effacent pas sur nos routes intérieures, —nous les recouvrons de poussière ou de boue, mais elles ne s'effacent pas. A la suite de certaines circonstances, Rivière s'était cru délaissé, trahi même par l'Être infini que pourtant, jusqu'à sa dernière maladie, il continua de prier chaque soir. Si nous osions appliquer un terme de comédie à ce débat métaphysique, il faudrait risquer celui de “dépit amoureux.” “Aucune autre religion, a écrit notre ami, n'a fait intervenir entre le fidèle et son Dieu, l'amour, avec ses dérangements énormes, sa logique extravagante, tous les troubles qu'il introduit dans les âmes. C'est ce qui fait l'originalité incomparable du christianisme, et sa profondeur unique.” Ce que Proust, parlant de l'amour humain, appelle les intermittences du cœur, existe aussi dans la vie de la grâce, simple apparence du côté de Dieu, —mais du nôtre! Rivière voulait, en ses jours de refus, que le bonheur fût ailleurs, et je me souviens de son envie naïve, un soir que je lui montrais, sur les Champs-Élysées, un jeune homme, tête nue, conduisant une auto bolide...
Que les amis de Jacques Rivière évitent de choisir dans sa vie, dans son œuvre, au détriment du reste, ce qui flatte leur goût particulier; qu'ils considèrent plutôt, depuis son adolescence, depuis le temps de ses lettres à Claudel, jusqu'à cette agonie où il parut pressentir l'approche d'un immense bonheur, les mouvements d'une âme tour à tour attirée et repoussée, adorante ou grondante, mais toujours aussi soumise à l'action de Dieu que l'est à la lune le flux et le reflux. Qu'ils se demandent enfin si, dans aucun autre ouvrage de Rivière, nous retrouverons, comme dans A la trace de Dieu, cet accent déchirant de pureté, de candeur, d'enfance, —ainsi, lorsque méditant sur la mort, il se souvient de sa mère: “...La mort de maman, attendant de toutes ses dernières forces mon retour du lycée, pour m'embrasser, et que je sois aussi avec elle à cette dernière heure et qu'elle puisse se présenter à Dieu avec moi aussi dans la pensée, dans les yeux.” Il y a un autre Rivière, sans doute, maladivement attaché comme nous tous, romanciers, à ce qui passe, détourné de ce qui ne passera pas; mais il y a eu, il y aura éternellement cet enfant simple et studieux, avec sa serviette pleine de livres, et je le vois, au retour de l'école, délivré de tout ce papier, de toute cette encre, —et debout, au seuil de la lumière, sa mère, Alain-Fournier, Péguy, qui lui crient: “Tu es sauvé, Jacques, tu tiens la découverte!”

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François MAURIAC, “Un livre posthume de Jacques Rivière : “A la trace de Dieu”,” Mauriac en ligne, consulté le 26 avril 2024, https://mauriac-en-ligne.huma-num.fr/items/show/735.

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