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Un jeune homme d’il y a vingt ans
Jean de la Ville de Mirmont

Référence : MEL_0739
Date : 29/12/1928

Éditeur : Revue hebdomadaire
Source : 37e année, n°52, p.515-522
Relation : Notice bibliographique BnF
Type : Portrait
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Un jeune homme d’il y a vingt ans
Jean de la Ville de Mirmont

Jean de la Ville de Mirmont[1]

Ce garçon bordelais s'asseyait sur les mêmes bancs que moi à la Faculté; mais il fallut notre rencontre à Paris pour que nous cédions au désir dé nous connaître. En province, de deux étudiants qui s'épient, chacun peut croire, que l'autre le dédaigne et craint de se lier. Jean de la Ville de Mirmont était le fils d'un latiniste fameux qui occupait une chaire à l'Université, et qui, au conseil municipal, siégeait à gauche. Aux examens, cet homme éminent se-divertissait à taquiner (avec gentillesse) les abbés rougissants et les élèves des Jésuites par des questions insidieuses, et je craignais que son fils Jean n'eût hérité de sa malice. Je sortais de chez les Marianites; lui, du lycée. Les étudiants d'aujourd'hui ne connaissent plus ce malaise qui régnait dans la jeunesse, vers ces années 1905-1906. Les “deux Frances”, partout s'affrontaient. Mais j'aurais dû pressentir que cet adolescent aux poches déformées par des livres vivait bien au-dessus de nos querelles. J'étais sensible à sa grâce, à cet air d'enfance qu'il avait gardé; pourtant, je n'osais aller au delà des poignées de main et des propos ordinaires.
Paris devait nous réunir. Même mes amis bordelais, c'est à Paris que je dois de les avoir connus. Une seule rencontre avec Jean de la Ville sur le trottoir du boulevard Saint-Michel suffit pour nous révéler cette amitié lentement formée à notre insu. Ce jour-là, il monta jusqu'à la chambre que j'occupais alors, à l'hôtel de l'Espérance en face de l'Institut catholique, et il lut mes premiers vers: “J'ai refait connaissance, ces temps derniers, avec Mauriac, écrivait-il le 31 mars 1909 à Louis Piéchaud... Tâchez de le rencontrer pendant les quelques jours qu'il passera à Bordeaux... Il vous racontera nos promenades nocturnes dans Paris jusque vers trois heures du matin, nos causeries auprès de son feu, nos projets insensés et nos enthousiasmes ridicules...”
Ce Paris de 1909 que nous découvrions ensemble, il le décrit ainsi dans une autre lettre à Louis Piéchaud: “Paris me plaît, le Paris froid de ces jours derniers avec son ciel de verre dépoli, la grisaille claire de ses grands boulevards et le claquement sec des sabots des chevaux sur les pavés de bois; le Paris humide comme aujourd'hui, où la nuit tombe vite et où les becs de gaz ont un halo transparent...”
Tandis que je m'installais rue Vaneau, il vint habiter la rue du Bac, en un logis bas de plafond où il préparait le concours d'entrée à la préfecture de la Seine. Mais la poésie l'occupait plus que le droit. J'entendrai éternellement cette psalmodie, cet étrange nasillement doux de Jean de la Ville, le visage baigné de fumée. Certains poèmes de lui, qui n'ont pas été recueillis dans l'Horizon chimérique, gardent pour moi l'inflexion de sa voix, au point qu'aucune photographie ne me l'évoque mieux que ce seul vers d'un morceau inédit:

La mer des soirs d'été s'effeuille sur le sablé...

De Ronsard et de du Bellay à Baudelaire, à Rimbaud et à Jammes, nous descendions, jeunes bateaux ivres, le fleuve, français. Bien que nous fussions fort sévères à l'égard de Rostand, nous étions impressionnés pat l'importance qu'avait prise Chantecler dans le monde. Le soir de la répétition générale, nous errions sur les boulevards: “Si pourtant ç'allait être un chef-d'œuvre! ”bouffonnait Jean de la Ville. Nous nous attablâmes au café Riche, dans l'espoir d'entendre les commentaires des spectateurs, à la sortie. Un premier couple entra, une vieille femme couverte de perles, un gros homme maussade. Nous tendîmes l'oreille; mais ils s'assirent et demandèrent des huîtres sans échanger une seule-parole.
De tous les poètes vivants, Jammes demeurait le plus aimé: “Je vois Bordeaux en ce moment à travers le Deuil des Primevères, me confiait Jean en octobre 1909. C'est l'époque de la foire et de l'odeur neuve des livres. Le port est rempli de bateaux à voiles bretons, salis et décolorés par les brumes d'Islande...”
L'obsession du voyage, du départ, ne le quittait guère. En vain feignait-il de rire: “Le rond de cuir brille comme une auréole au-dessus de ce fastidieux travail, me guidant comme l'étoile de Bethléem...” Au fond, il ne croyait pas à sa destinée de bureaucrate: quelque événement devait surgir, il ne savait quoi... La gloire littéraire...? mais s'il souhaitait d'écrire de beaux poèmes, il eût mieux aimé mourir que de s'abaissera des démarches. La gloire, il fallait qu'elle vînt le chercher. Sa délicatesse, sur ce point, était farouche. Les garçons d'aujourd'hui l'eussent bien scandalisé par leur impatience. Ce qui l'eût le plus étonné, j'imagine, c'est leur manque d'ambition véritable: “Des vers, écrit-il à Louis Piéchaud, j'en ai construit pas mal tous ces jours-ci, mais pour les détruire aussitôt. Je crois que pour bien faire, il faut être difficile, très difficile avec soi-même. D'ailleurs, l'œuvre forte et savoureuse est celle que l'on porte longtemps dans sa tête, qui a le temps de mûrir et que l'on met un jour laborieusement au monde. La seule étude, pour le poète, est l'étude de la vie, –son labeur le plus fécond est dé vivre et de bien vivre.”
Sévère pour lui-même, Jean n'éprouvait qu'indulgence envers ses amis et l'homme de lettres naissant que j'étais ne le scandalisait pas. Il avait trouvé, pour mon premier recueil, ce titre: les Mains jointes; et lorsque Barrés consacra à ces balbutiements un article dans l’Écho de Paris, je reçus à Bordeaux, où Pâques m'avait ramené, cette lettre fraternelle: “Mon vieil ami, j'ai failli aujourd'hui, contre mon habitude, ne pas acheter l’Écho de Paris. Mais avant de rentrer travailler, une sorte de pressentiment m'a fait retourner sûr mes pas jusqu'au kiosque... Je suis content, très content. Si tu n'avais pas quitté la rue Vaneau, tu m'aurais vu tout de suite au haut de ton escalier. L'article de Barrés est charmant. L'homme dédaigneux t'a compris, mais, sans vanterie, je crois te comprendre encore mieux parce que je ne me demande pas comme lui: “Quelle voie veut-il choisir?” ni “qu'adviendra-t-il de la charmante source?” Je sais où conduit le pli de terrain malgré que la source me suffise. Barrés compte sur ton bon sens, ta raison; pour moi je compte encore sur autre chose. D'ailleurs, quoiqu'il espère de tes Quatre saisons, quoi que nous espérions tous, il me semble que je n'aimerais jamais rien de toi davantage que ces Mains jointes que j'ai vues s'unir dans notre obscure amitié –et que ces vers que tu m'as lus pour la première fois dans une chambre d'hôtel...Je te serre affectueusement les mains sans les disjoindre.”
Ce fut le printemps de notre amitié. L'année suivante, nous passâmes ensemble les vacances de Pâques dans ces landes où il inventait, pour les enfants de ma famille, des jeux merveilleux. Il jouait au sauvage, construisait des huttes et des cabanes; –la poésie avait gardé intacte en lui la grâce de l'enfance. Ce grand garçon de vingt ans, à la peau sombre, aux yeux brûlants et doux, dans une figure ronde et nette, sous des cheveux aile de corbeau, était semblable à l'un de ces petits dont les anges voient la face du Père. Les enfants l’avaient adopté, non comme une grande personne, mais comme un égal capable de comprendre leurs secrets; il n'avait pas à se mettre à leur portée. Il courait avec la même joie, avec les mêmes cris dans le parc aux pins centenaires, et son rire avait la même innocence.
Cependant il vivait, il aimait, il souffrait. Je crois qu'il a beaucoup, souffert, qu'il a voulu beaucoup souffrir. Ce rêveur ne fuyait pas la vie: tout lui était enrichissement. Ses premiers travaux ne le satisfaisaient guère, et il n'a jamais désiré d'être lu par beaucoup. Les dimanches de Jean Dézert ne furent imprimés que pour le petit nombre. Le Jean qu'on y voit n'est déjà plus celui qui me récitait des vers, rue du Bac. Il avait réalisé son rêve d'aller vivre dans l'île Saint-Louis. Ces chalands, cette eau endormie, il y aimait sans doute l'image de son destin: voyageur immobile, corsaire condamné à ne pas courir les mers. Mais une grande et terrible marée allait bientôt venir le chercher sur le vieux quai paisible. J'étais près de me marier; je crus qu'il s'éloignait de moi: il avait d'autres camarades, je l'accusais d'avoir changé d'amis en même temps que de quartier. Mais, grâce à Dieu, il vint me voir en juin 1914; il s'assit à mon jeune foyer; nous nous sommes retrouvés, ce soir là. Nous nous séparâmes en nous promettant, de nous revoir, souvent, à la rentrée.
Dès la déclaration de guerre, il rangea ses papiers, réunit les vers qu'il jugeait dignes de lui survivre et courut les bureaux de recrutement pour être versé dans le service armé (à quoi son extrême myopie l'avait rendu impropre). A cet endroit de notre récit, effaçons-nous devant la mère de Jean. Il fallait être entré bien avant dans l'intimité de mon ami pour connaître cette tendresse infinie qu'il avait vouée à sa mère. Il m'en a parlé plusieurs fois comme on confie à voix basse son plus grand amour. Je sais qu'aucune bassesse, qu'aucune trahison, qu'aucune laideur ne détruisait la confiance de Jean de la Ville de Mirmont dans la vie, parce que sa mère existait. C'était donc que la beauté, que la vertu, que l'amour existaient. Jean croyait en Dieu parce que sa mère priait Dieu. Elle seule est digne de nous raconter la mort de son fils.
“Dans la tranchée de première ligne, derrière le rempart des chevaux de frise où se hérissent les inextricables réseaux des fils barbelés, le sergent de Mirmont et ses hommes, réunis pour la relève de trois heures, attendent debout, irrésolus, la musette au flanc, l'arme au pied. Depuis un moment l'artillerie allemande commence à arroser furieusement. Le temps est froid mais beau. Le soleil encore élevé illumine le Chemin des Dames et frappe les quelques sommets dénudés des arbres du bois des Baules tout proche. Le capitaine Bordes, inquiet pour son jeune sergent, paraît au haut du boyau.
“— Eh bien! et cette relève? Elle est arrivée? demande-t-il. Oui? Alors vous partez? Ça va être l'heure. Filez vite!”
“— Non, capitaine, décidément je reste. Les Boches semblent vouloir attaquer et je ne peux pas leur lâcher le morceau. D'ailleurs, partir sous cette mitraille serait presque aussi dangereux. Nous ferons la relève à six heures... si nous pouvons.”
“Le capitaine insiste, mais un obus tombé tout près lui coupe la parole... Il retourne à son poste de commandement, non loin de là. A peine y est-il arrivé qu'une détonation formidable ébranle la terre: c'est un des premiers minenwerfers que les ennemis envoient... Obligé de donner des ordres, le capitaine ne peut quitter son téléphone. Un moment après, un brancardier arrive essoufflé:
“— Le sergent de Mirmont est enseveli avec deux hommes, capitaine...
“Bordes remonte en hâte. Malgré le danger, on déblaie. Les hommes sont morts. Seul le sergent respire encore. Surpris dans l'attitude du combat, accroupi, la tête levée, l'arme en avant, prêt à bondir, l'énorme masse de terre l'a comme tassé. Le capitaine le fait emporter au poste de commandement et court à la recherche d'un médecin. Il n'y a rien à faire: la colonne vertébrale est brisée à la nuque. Bordes s'approche de son ami; il l'appelle. Jean ouvre ses grands yeux où passe une dernière lueur d'intelligence:
“— Maman! murmure-t-il.”
“— Elle vous embrasse, dit le capitaine en posant longuement ses lèvres sur le front du mourant qui sent le baiser, ébauche un sourire.
“Oui, elle est là, auprès de lui; il est comme dans ses bras.”
“— Maman, maman! répète-t-il encore deux fois, puis il sombre dans le coma...”
Sur la table de travail abandonnée où la poussière a mis son linceul, la mère trouve ceci:

Cette fois, mon cœur, c'est le grand voyage,
Nous ne savons pas quand nous reviendrons.
Serons-nous plus fiers, plus fous ou plus sages?
Qu'importe, mon cœur, puisque nous partons!
Avant de partir, mets dans ton bagage
Les plus beaux désirs que nous offrirons.
Ne regrette rien, car d'autres visages
Et d'autre amours nous consoleront.
Cette fois, mon cœur, c'est le grand voyage.

Ces poèmes nostalgiques, ces proses que nous réunissons trahissent des influences: Baudelaire, Laforgue, dont Jean de la Ville se fût débarrassé. Mais ils témoignent magnifiquement qu'avec ce jeune homme, a disparu tout un monde d'harmonie et de vie. Des frères et des sœurs de Jean Dézert ont été ensevelis avec lui. Au-dessus de cet immense front, de la mer à l'Alsace, mouraient les créatures de tous ces créateurs immolés. L’Horizon chimérique est ce coquillage où gronde un océan: l'œuvre de Jean de la Ville qui ne naîtra jamais. Pourtant souvenons-nous de Maurice de Guérin. Il a suffi d'un livre aussi frêle que celui-ci, pour que sa mémoire demeure. Les Reliquiœ de Jean auront cet heureux destin. A Fauré, près de mourir, l’Horizon chimérique inspira ses dernières mélodies: portés par cette musique déchirante, les vers de notre ami atteindront des cœurs qui, sans elle, ne les auraient pas connus.
La mort détruit, mais la vie dégrade. Surpris dans l'attitude du combat, la tête levée, l'arme en avant, prêt à bondir… La mort a fixé Jean de, la Ville dans cette attitude, pour l'éternité. Sur la rive où nous aborderons un jour, nous reconnaîtrons d'abord ce jeune homme éternel. Mais lui, il ne nous reconnaîtra peut-être pas.

Notes

  1. Il paraîtra prochainement (chez Grasset), sous le titre de Contes, un florilège de l'œuvre de Jean de la Ville de Mirmont, que M. François Mauriac présente au public dans les pages suivantes dont il a bien voulu nous donner la primeur.

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Citer ce document

François MAURIAC, “Un jeune homme d’il y a vingt ans
Jean de la Ville de Mirmont,” Mauriac en ligne, consulté le 26 avril 2024, https://mauriac-en-ligne.huma-num.fr/items/show/739.

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