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Un nouveau romancier

Référence : MEL_0077
Date : 28/08/1936

Éditeur : Gringoire
Source : 9e année, n°468, p.4
Relation : Notice bibliographique

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Un nouveau romancier

J’ai consacré ma dernière chronique à un auteur fameux. Je m’occuperai aujourd’hui d’un auteur très obscur. Ce devrait être notre préoccupation que de mettre en lumière des livres inconnus. Le difficile est d’en découvrir un qui vraiment nous “enchante”. L’Adrien Lanquais de M. Jean-Alexis Néret m’a donné cette joie.
Non que ce soit un livre adroit, ni très bien fait: qualité qui, dans un jeune écrivain, ne m’intéressent guère. C’est un livre authentique et voilà l’essentiel: j’entends par là le fruit d’une expérience, le résultat d’un contact direct avec la vie. M. Jean-Alexis Néret, que je crois plus jeune que son héros, prête à Adrien Lanquais cette sorte de désespoir dont beaucoup souffrent dans leur adolescence, mais qu’un livre réussit rarement à nous rendre sensible, parce que l’homme qui écrit a presque toujours oublié la misérable et merveilleuse créature qu’il fut entre sa quinzième et sa vingtième année.
Dès les premières pages, nous devinons que le chemin de ce Lanquais aboutira au suicide et notre certitude va se fortifiant de chapitre en chapitre, bien qu’aucun malheur réel ne l’atteigne. Sa maîtresse qui d’abord l’abandonne le rejoindra bientôt dans ce pays d’Arcachon où il va exercer la médecine. Sans doute se résigne-t-il à un mariage sans amour, mais sa femme, qui est riche et qui l’aime, accepte qu’il soit infidèle. Enfin, la politique locale lui ouvre des perspectives parlementaires… J’admire que M. J.-A. Néret nous fasse non pas comprendre, mais ressentir l’horreur de cette apparente réussite: ce ne sont pas les événements qui comptent, c’est la lumière que nous projetons sur eux; le caractère d’Adrien Lanquais crée sa destinée.
“De quoi vous plaignez-vous?” lui demanderaient les gens raisonnables. Mais, au fond, nous savons bien que, pour supporter les événements de chaque jour, au long d’une existence normale, un état d’inconscience est nécessaire, un état de demi-sommeil. Observez que la plupart des hommes n’y atteignent que par mille subterfuges devenus si communs que nous n’y prêtons plus attention: cigarettes, apéritifs –autant de “trucs” pour tuer ce qu’ils appellent le cafard et qui est au vrai un état de lucidité. Contre la vie telle qu’elle est, ils ont aussi recours à tous les divertissements à leur portée, et dont l’usage est immédiat, et d’abord aux cartes. Le héros de M. J.-A. Néret, lui, est incapable de se divertir, au sens pascalien du terme. Rien ne le détourne de lui-même ou plutôt il n’y atteint que dans les bras d’une femme –d’une certaine femme et c’est là son malheur.
Tout ce qui, dans Adrien Lanquais, touche à la passion amoureuse est de premier ordre. Aucune théorie, aucune réflexion de portée générale: ce n’est pas ici l’œuvre d’un moraliste et nous restons toujours dans le concret. Nulle part n’est exprimé ce qu’Adrien attend de cette femme: cet absolu qu’il ne trouve en elle qu’en pensée et lorsqu’il la dé[vo?]re. Loin d’elle, il ne doute point qu’elle ne soit pour lui le salut; mais, après l’amour, elle le laisse toujours plus démuni, plus désarmé contre cette vie sans péripéties, sans autre drame que celui que crée son cœur tourmentée.
L’espoir de l’inconnu pourrait le retenir au bord de l’abîme, la rencontre qu’il [fera] peut-être demain matin, tout ce qui demeure possible, même dans l’existence la plus plate. Malheureusement, son père et sa mère offrent d’avance à Adrien le spectacle de sa propre vieillesse. Sans doute, mieux qu’aucun acteur, puis-je reconnaître ces vieux Lanquais, admirer la vérité des deux portraits: mon enfance s’est écroulée dans ce pays girondin que décrit J.-A. Néret. J’ai respiré cette odeur de résine et de marée; je me souviens d’avoir porté le carnier dans des semis de pins, trottant derrière des chasseurs [pareils] au père d’Adrien Lanquais, à la poursuite des seuls perdreaux du canton; et ce petit livre me rend cette impression d’enfance dont je n’avais pas conscience alors: la tristesse de ces fins de vie dans une sous-préfecture, l’horreur de cet effacement qui est déjà celui de la mort. De vieilles dames, pareils à Mme Lanquais, m’ont fait goûter dans des salles à manger aux volets clos où les placards sentaient bon. Cet univers humble et tragique est le mien.
Et sans doute, ces vieilles gens ne me paraissaient pas tristes. Pourquoi serait-ce triste que d’attendre la mort dans une paisible maison de province, au cellier et au garde-manger bien garnis? Mais tel est le don fatal d’Adrien Lanquais: il détruit tous si pauvres subterfuges auxquels ses parents avaient recours pour se donner l’illusion d’appartenir encore au monde des vivants. Cette destinée finissante de ses parents lui apparaît en elle-même: un néant, mais un néant dont le vieillard a conscience. Mieux vaut celui de la mort qui n’est pas ressenti.
Sa maîtresse, qui l’a rejoint, exige qu’il fuie avec elle. Il y consent d’abord, puis est retenu par une méningite de sa petite fille. Quand il peut partir enfin pour retrouver la femme à Paris, il découvre qu’il n’en a plus envie, que ce qu’il poursuit c’est bien moins la créature qu’elle est devenue que le souvenir de ce qu’elle fut pour lui, à un bref intervalle de sa vie et qu’elle ne sera plus jamais. Un amour semble durer; il n’est jamais que la recherche, que le rappel impossible d’un certain instant. Cette fuite en auto, ce ralentissement de la course, les raisons qu’il se donne, les occasions dont il use ou qu’il suscite pour ne pas aller plus avant, tout cela nous est décrit par le jeune romancier avec une admirable puissance d’émotion.
Pour Adrien Lanquais, le retour au bercail équivaut à une condamnation à mort. La dernière amarre est rompue. Il ne se dit pas: “Je vais me tuer.” Les dernières pages sont au contraire les plus concrètes du livre. Il échange les propos habituels avec sa femme, il accompagne son père à la chasse, il rapporte un perdreau à sa mère:
“Mme Lanquais décida: “Il faudra le manger demain, avec cette chaleur. Je ferai un gigot, tu viendras déjeuner avec ta femme?” Il hocha la tête silencieusement. Il ne parlait plus, il ne voulait dire aucune parole. A la fois, il avait peur de se trahir et il l‘espérait. Il aurait voulu que des mots soudain fissent ruisseler ses larmes et il le redoutait aussi. “Pauvre mère, pauvre mère”, se répétait-il. “Allons, je m’en vais, à demain. Tu ferais mieux de rentrer par cette chaleur.” Sa mère l’accompagna jusqu’à la route. “Tu marcheras à l’ombre, hein, mon grand? Tu as des clients aujourd’hui?” Il hochait toujours la tête, il put sourire, embrassa sa mère. Plus loin, il se retourna pour la voir encore. Elle tenait d’une main son chapeau, elle se voûtait. Il aperçut ses cheveux blancs…”
Il rentre, il fait chaud, la maison est vide. Dernière tentative: Adrien Lanquais surprend la nourrice de sa petite fille, s’approche d’elle, et bassement, l’étreint… Ce qu’il a tant désiré, ce n’est que cette saleté… Il sort encore, se dirige vers la gare, ouvre le portillon, avance entre les deux rails, ses pieds écrasent le mâchefer, un rapide est annoncé. Désormais le voilà tranquille. Il a atteint ce qu’une part de lui-même cherchait depuis toujours, attendait, exigeait. Il y a sans doute dans le suicide la réalisation d’une promesse faîte à quelqu’un en nous, et qui est plus fort que nous. Adrien Lanquais n’y pensait peut-être jamais; il ne s’était jamais dit clairement qu’il se tuerait; mais ses liens avaient été rompus l’un après l’autre par quelqu’un en lui qui savait où il voulait en venir. Maintenant il possède le parfait détachement une solitude parfaite. Rien n’existe plus que lui et le monde. Lanquais va supprimer l’un des deux termes et le monde continuera sans lui. Pour la première fois, entre ces deux rails, il se sent calme, paisible, habité par une joie tranquille.
Retenez ce nom, Jean-Alexis Néret, et achetez Adrien Lanquais. Ce n’est pas une petite affaire que de lire le premier livre d’un auteur inconnu; car le tout n’est pas d’y être décidé. Le libraire auquel vous vous adresserez vous répondra à coup sûr: “Néret? Connais pas. Adrien Lanquais? Connais pas.” Et c’est pourquoi retenez surtout le nom de son éditeur: Ferenczi.
Avec toutes ses maladresses, ses incorrections, ses développements écourtés, je trouve un attrait puissant à ce premier livre d’un romancier-poète: sincérité de l’adolescence, première dérobade entre ce qu’il attend de la créature et ce qu’il reçoit d’elle, tout cela sans doute été mille fois exprimé: rarement avec un art aussi direct et d’une voix moins forcée. Modestement, mais avec une intensité inoubliable, ce petit livre pose l’éternelle question à laquelle la plupart des hommes ne pensent jamais: “Que vaut la vie, notre vie? A-t-elle une signification? un but?” Mais il faut bien y trouver une réponse quand on appartient à la race de ceux qui ne sont pas libres de l’éluder.

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François MAURIAC, “Un nouveau romancier,” Mauriac en ligne, consulté le 26 avril 2024, https://mauriac-en-ligne.huma-num.fr/items/show/77.

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