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La Querelle romantique

Référence : MEL_0384
Date : 07/02/1920

Éditeur : Le Gaulois
Source : 55e année, 3e série, n°45464, p.3
Relation : Notice bibliographique BnF

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La Querelle romantique

En ces jours de grands anniversaires romantiques et tandis qu'on célèbre le centenaire des Méditations, je reçus les confidences d'un poète élégiaque: “La guerre est finie, me disait-il, mais non pas celle que déclarèrent au romantisme les meilleurs esprits de ce temps. L'intelligence devient un parti, et si je ne m'y suis inscrit, c'est de ma part humilité pure, c'est aussi qu'en matière de péché romantique, je ne me sens pas la conscience nette: je confesse que lorsque je suis assuré d'être seul et qu'aucun ami ne me viendra surprendre, il m'arrive encore de m'enchanter de quelques pages de Jean-Jacques et du premier livre des Mémoires d'outre-tombe, et, pour tout dire, d'y trouver plus de plaisir qu'aux contes de Mme d'Aulnoy. L'étrange est qu'on ne rencontre plus aujourd'hui que des romantiques honteux. Il eût été tout de même plaisant que l'un d'eux instaurât, en face du parti de l'intelligence, celui de la sensibilité, ou, pour user d'un autre terme qui assurerait au nouveau groupe un parrainage illustre: le parti de l'intuition. Mmes de Noailles, d'Houville, Colette Willy s'y inscriraient d'abord, et je ne pense pas que MM. Francis Jammes, Marcel Proust, Jean Giraudoux osent hésiter à s'y rallier aussi –et, bien entendu, Paul Claudel suivi de tous les auteurs qui témoignent dans leurs ouvrages de quelque préoccupation métaphysique. Qui nierait que le parti de la sensibilité grouperait un grand nombre de ceux qui comptent aujourd'hui parmi les artistes? Dans la discussion, peut-être n'en mèneraient-ils pas large, comme on dit, devant les logiciens du camp adverse; mais aux plus inéluctables démonstrations, il suffirait qu'ils répondissent: “Regardez- nous et regardez-vous: les créateurs en majorité sont de notre côté; sans doute, vous vous glorifiez de quelques admirables maîtres, mais les théoriciens, les critiques forment le gros de votre armée, et ceux qui sous prétexte d'enquêtes composent d'ingénieux livres avec les lettres qu'ils reçoivent. Une méfiance excessive à l'endroit du sentiment risque d'appauvrir l'inspiration, et surtout sert d'excuse à ceux qui n'osent se glorifier, comme le Pierrot fumiste de Laforgue, de leur impuissance notoire.”

*

Comme le poète élégiaque s'échauffait, je lui répondis que pour moi, bien que ma sympathie fût acquise au parti de l'intelligence, je me désintéressais d'une querelle que, dans son discours sur Moréas, Barrés d'un seul mot apaise: “Je crois qu'un sentiment dit romantique, s'il est mené à un degré supérieur de culture, prend un caractère classique...”
Un chef-d'œuvre classique naît de sentiments romantiques, mais épurés. Ce serait sottise de croire qu'au dix-septième siècle, les manières de sentir qui sont nôtres étaient inconnues. De qui pensez-vous que j'emprunte ce texte: “…Depuis que vous êtes entré dans le monde, il ne vous a rien offert, dites-vous, de ce que vous aviez imaginé d'y trouver. Le dégoût, l'ennui vous suivent partout. Vous cherchez la solitude; en jouissez-vous, elle vous lasse; vous ne savez en un mot à quoi attribuer l'inquiétude qui vous tourmente...”? Voilà qui exprime une attitude qu'on vit à tous les enfants du siècle depuis que le vicomte de Chateaubriand avait mis à la mode de porter son cœur en écharpe. Peut-être est-ce un extrait des lettres du Père Lacordaire à quelque Werther du catholicisme, car nous y entendons comme un écho des paroles brûlantes dont le Père enchantait les jeunes cœurs, lorsqu'il évoque les adolescents, dans les splendides carrefours des villes célèbres, souffrant de désirs qui n'ont pour objet ni la chair, ni la gloire, ni rien qui ait une forme ou un nom…
Pourtant, j'emprunte ces propos à une lettre de Ninon de Lenclos; elle les adressait à l'enfant le moins aimé de Mme de Sévigné, ce Charles un peu fou, amoureux, lettré, et d'un charme qui rend incompréhensible la préférence dont bénéficia sa cartésienne de sœur. Plus d'un siècle d'avance, nous surprenons chez ce jeune marquis du grand siècle le bâillement de René, mais il ne l'a mis ni en vers ni en prose, et le sévère Julien Benda cite avec éloge Charles de Sévigné, de qui il admire la dissertation critique sur l'art poétique d'Horace! Rappelons qu'il n'était rien qui ne fût souverain bien au bonhomme Lafontaine, et jusqu'aux sombres plaisirs d'un cœur mélancolique. Pascal aime sa terreur et aime perdre cœur, et qu'il eût chéri le tumulte, le désordre peut-être, s'il ne s'était assujetti à l'ordre essentiel, ce Pascal qui osa écrire: “La vie tumultueuse est agréable aux grands esprits, mais ceux qui sont médiocres n'y ont aucun plaisir...”! Enfin, aux époques de déliquescence, lorsqu'on s'appliquait à sentir le plus possible en s'analysant le plus possible, personne n'eût inventé d'assister, comme Jean Racine, aux prises de voile, pour goûter la volupté des larmes. Les classiques ne l'ont été que dans leurs ouvrages. Mais ce degré supérieur de culture jusqu'où ils menaient leurs sentiments, il me semble que les meilleurs d'entre nous y aspirent aussi, et le réquisitoire de M. Benda me paraît d'une outrance que je ne lui ferai pas le chagrin d'appeler romantique Depuis ses premiers livres, Barrès a tendu à la perfection par le renoncement: le tout, en art, est de ne pas aller jusqu'au vœu de pauvreté, et c'est ce que Barrès évita.

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François MAURIAC, “La Querelle romantique,” Mauriac en ligne, consulté le 26 avril 2024, https://mauriac-en-ligne.huma-num.fr/items/show/384.

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