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La Harpe de David

Référence : MEL_0426
Date : 28/08/1934

Éditeur : Le Temps
Source : 74e année, n°26659, p.1
Relation : Notice bibliographique BnF
Type : Tribune libre
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La Harpe de David

“Dites bien que nous sommes à bout de ressources, que nous payons terriblement cher l'honneur d'être le champ de bataille de l'Europe. Dites bien que l'Autriche n’en peut plus faire les frais.”
Que de millions coûte un attentat hitlérien! L'homme qui m'en fait le compte est assis à son bureau officiel, en face d'un grand crucifix d'argent, au mur la photographie du chancelier martyr, entourée de crêpe. Il n'élève pas la voix; il ne force pas sa pensée. Il vient d'écouter, sans le moindre sourire de complaisance, ce que j'ai pu lui dire de ma joie à Salzbourg. Tous ces étrangers, ivres de musique, et dont la plupart font profession de chérir l'Autriche, ont peine à imaginer la misère d'un pays qui leur offre, dès le matin, entre le “Frùhstuck” et le déjeuner, un concert de la Philharmonique de Vienne, dirigée par Bruno Walter ou par Toscanini. Comment croire à la ruine d'une nation qui invite les amis de Mozart du monde entier à l'incomparable merveille des représentations de Don Juan au Festspielhaus?
Et pourtant, la vérité est que cette Autriche, encore si vivante, où le goût français et le génie germanique se sont donné le baiser de paix, ne sait plus, à certaines heures, ce qu'elle doit faire pour ne pas mourir. Et l'ennemi la surveille, la guette, spécule sur son désespoir.
Salzbourg, quand ses orchestres se sont tus, quand ses visiteurs endormis écoutent encore, dans leur rêve, la voix pure de Lotte Schœne, à l'heure où ses cloches se reposent entre l'angélus du soir et l'angélus de l'aube, pourrait entendre respirer Hitler, tapi en Bavière, à quelques kilomètres de la ville: des Salzbourgeois me montraient une échancrure dans la ligne des montagnes, et disaient, comme les enfants qui veulent se faire peur: “C'est là qu’habite l’ogre.” II en est que l’ogre attire: tous ces jeunes garçons affamés, inoccupés; leur faim crée le mirage.
Nous n'en pouvons plus douter ici, la civilisation occidentale risque sa dernière mise. Ces divertissements sublimes de Salzbourg seront-ils la fête suprême que s'offre le vieux monde à l'agonie? Les voyageurs qu'y attire Mozart de tous les pays du globe ressentent pour la plupart la même angoisse, une angoisse qui, d’ailleurs, approfondit leur plaisir.

Aimons ce que jamais on ne verra deux fois.
Ah! qui verra deux fois ta grâce et ta tendresse…

Salzbourg, l'an prochain, sera-t-il toujours Salzbourg? Mozart, réduit à la dernière misère et frappé à mort, chantait encore de joie. Ainsi fait l'Autriche, aujourd'hui. Pourtant, ce fut sur un requiem que se brisa la voix angélique. Il faut en oser l'aveu: ce requiem interrompu, nous l'entendons, malgré nous, tous ces jours-ci, soupirer à travers les sérénades et les symphonies.
Mais non! Mozart ne fut jamais si vivant. Et l'Autriche elle-même. Nul de ceux qui eurent le bonheur de voir au Mozarteum, le 19 août, Bruno Walter à la fois diriger et jouer le Concerto en ré mineur, n'oublieront ces instants d'une joie presque déchirante. On ne saurait dire que le maître, assis au piano, conduisait son orchestre: comment, de là, l'eût-il pu faire? Au vrai ce grand corps obéissait à cette âme avec une fidélité miraculeuse. Et lorsque les instruments se taisaient et que le chant du piano s'élevait seul, quelle étonnante désincarnation! La mélodie se détachait, suave, inhumaine, à peine supportable pour de pauvres hommes charnels.
Bruno Waiter, que l'âme de Mozart posséda quelques instants ce matin-là, et dont j'observais, pendant qu'il jouait, le visage transfiguré, c'est pourtant un de ces hommes que M. Hitler a chassés du Reich. Mais il en chassait en même temps celui que le grand artiste incarna pour nous le 19 août. Et c'est pourquoi j'évoque ici ce souvenir; car l'Allemagne hitlérienne n'a pas aujourd'hui dans le monde un plus redoutable adversaire que Wolfgang Amadeo Mozart.
Cet enfant tient en respect le Goliath furieux et stupide, non avec une fronde, mais avec un chant. Le petit Mozart, simple, mesuré, spirituel (au sens le plus haut) c'est lui encore dont la musique divine rappelle à chaque instant aux Autrichiens qu'ils ne sont pas des Allemands.
Pauvres et divisés et pourtant toujours suspects, toujours redoutables pour ceux que leur[s] dépouilles ont enrichis, lorsqu'ils sont au moment d'entendre l'appel de la Furie qui se fait sirène, le chant de Mozart s'élève, et ils se souviennent de leur âme. Il faut que l'Autriche sauve son âme.
Elle ne la sauvera pas sans nous. Jusqu'ici, nous ne l'avons défendue que parce que c'était notre intérêt; or, l'amour seul accomplit des miracles. Salzbourg, ville petite mais immense par sa vocation, n'enchante pas seulement ceux qui l'aiment. Elle leur enseigne aussi un secret pour le salut de la civilisation et pour la paix du monde.
Elle ne leur apprend pas la haine: des applaudissements sans fin ont salué, l'autre soir, le vieux Richard Strauss, venu d'Allemagne pour assister, au Festspielhaus, à la représentation de son Electra. David apaisait les fureurs de Saül. Peut-être un jour la Germanie réveillée de son affreuse ivresse, écoutera-t-elle dans son cœur l'appel angélique de Mozart; et ce sera lui qui, de sa main d'enfant, essuiera l'écume sur la face de cette grande sœur éternellement irritée. Oui, l'Allemagne a besoin, plus qu'aucune autre nation, que l'Autriche vive.
Tandis qu'en proie à ses furies, elle brûlait les bibliothèques, exilait ou torturait ses fils les plus illustres, l'Autriche les accueillait. Elle recevait en dépôt l'honneur de l'Allemagne. Ce génie que la Bavière et la Rhénanie ont renié, Salzbourg le garde et le leur rendra un jour. Et le Christ, dont tant de jeunes Allemands aujourd'hui se détournent, ne se lassera pas de les attendre ici, à ce carrefour de l'Europe, au cœur de la vieille Autriche catholique.

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François MAURIAC, “La Harpe de David,” Mauriac en ligne, consulté le 26 avril 2024, https://mauriac-en-ligne.huma-num.fr/items/show/426.

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