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Lectures d'enfance

Référence : MEL_0474
Date : 25/11/1933

Éditeur : L'Echo de Paris
Source : 49e année, n°19762, p.1
Relation : Notice bibliographique BnF

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Lectures d'enfance

Dans la constellation de mes lectures d’enfance, Zénaïde Fleuriot était l’amour, –comme elle le fut aussi, je crois, pour Francis Jammes qui l’a chantée:

Et si tu n’as pas vu ce joli sentiment

Que Zénaïde Fleuriot a nommé l’amour

Cette sainte vieille fille m’a fourni les premières images d’une chaste passion. Aucun autre de mes auteurs ne lui disputait ce rôle.
Mes auteurs! Entre 1893 et 1901, les œuvres de Mme de Ségur, d’Alexandre de Lamothe, de Jules Verne, de Paul Féval, auxquelles il faut joindre les rédacteurs du Saint-Nicolas (nous en possédions les “années” reliées depuis 1887) tinrent dans ma vie une place aussi importante que celle des grands poètes et des romanciers célèbres dont j’allais faire la découverte à quinze ans.
Plus importante peut-être: car pour l’enfant brimé et craintif, soumis à un dur règlement, la lecture était l’évasion hors du monde, alors que, plus tard, au contraire, elle devint une recherche de moi-même, un voyage de reconnaissance à travers l’humain. A dix ans, aucun sens critique ne m’embarrassait; je n’éprouvais pas encore le désir de me retrouver dans le récit, de me comparer avec les personnages fictifs. Simplement, je devenais citoyen d’un autre univers et supprimais celui où je souffrais. Je me bouchais les oreilles, de mes deux poings fermés, jusqu’à me faire mal. Il s’agissait d’un enchantement, d’une opération magique.
Etrange bonheur dans lequel je baignais! Bonheur rare, difficile à atteindre; car au collège, il demeurait interdit: plaisir clandestin et sans cesse menacé, nous ne pouvions nous y livrer avec la sécurité nécessaire. A la maison, même s’il n’y avait pas eu les leçons du lendemain à préparer, le coucher, dès neuf heures, rendait impossible cet embarquement pour les lectures sans fin, qui était ma folie.
“Il dévore les livres, on ne sait plus que lui donner…” Tout l’argent de mes étrennes “passait en livres”. Mais les quatre jours de congé, qui suivaient le nouvel an, me suffisaient pour tout absorber. Il est vrai que l’enfant peut relire indéfiniment le même ouvrage sans lassitude. Peut-être même préfère-t-il les récits qu’il connaît déjà. La mise en train d’une lecture inconnue lui paraît toujours difficile. Il rentre plus aisément dans un univers familier, où la certitude que “ça finira bien” lui permet de supporter sans angoisse, sinon sans larmes, les épisodes tragiques.
Mais pour me livrer à ma débauche de lectures, je ne pouvais compter que sur les jours de sortie: mercredi et dimanche; encore fallait-il qu’ils fussent pluvieux, et qu’on nous ait dispensés d’aller “prendre l’air”.
Donc, Zénaïde Fleuriot, c’était l’amour. Dans les autres livres, la question ne se posait pas. Les naufragés de l’Ile mystérieuse avaient [des] exigences d’ordre exclusivement scientifique. Lorsque le marin Pankroff découvre que l’île produit aussi du tabac, il déclare qu’il ne lui manque plus rien et qu’il espère bien finir ses jours dans ce paradis sans Eve.
Bien sûr, les femmes avaient leur robe dans les autres histoires que je lisais; mais elles semblaient dépourvues de toute réalité. Elles étaient là parce que l’auteur devait tenir compte des petites filles qui liraient aussi ce livre. Seule, Zénaïde Fleuriot faisait exception: la Charlotte du Petit chef de famille, et surtout Armelle Trahec, me paraissent aussi vivantes et aussi belles que les chanteuses qui, à la grand’messe de Saint-Symphorien, se groupaient autour de l’harmonium et gonflaient leurs cous laiteux, ornés d’un mince ruban de velours noir.
Une de mes filles, qui vient de lire Armelle Trahec, m’assure que, contrairement à ce que j’ai raconté, cette ombrageuse petite personne n’a pas de taches de rousseur; –mais Armelle Trahec est la suite d’un livre intitulé les Pieds d’argile, où je jurerais qu’Armelle apparaît sous les traits d’une enfant rousse, au visage tavelé. Ou, du moins, c’est ainsi que je l’ai vue, pendant toute mon enfance, et je n’en démordrai pas.
Dans les romans de Zénaïde Fleuriot, dans Raoul Daubry surtout, des êtres s’aimaient, se fuyaient, souffraient, mais rien ne laissait entrevoir que les choses puissent aller au delà des mains pressées et des baisers sur le front. Exemple peut-être unique, dans la littérature, de passion décantée, si j’ose dire, de tout le charnel. Il me paraît vraisemblable que sans Zénaïde Fleuriot, Jammes n’aurait peut-être pas eu l’idée de Clara d’Ellebeuse. Je me demande même s’il ne doit pas, en partie, à l’humble romancière bretonne tout le côté “jeunes filles des anciens pensionnats” de sa poésie.
Œuvre faite à souhait pour plaire à un enfant, à la fois très pur et très passionné. Dans ces livres, le mal est absent, mais rode autour des héros, –tellement redoutable qu’on ne doit même pas le nommer. Dans Plus tard, Charlotte Daubry pénètre chez son frère Raoul, et trouve sur la table un roman dont le titre est un simple nom de femme. On la surprend à la seconde même où la jeune fille ouvre le livre; il l’arrache des mains de sa sœur, avec terreur, comme il aurait fait d’un poison violent. Peut-être s’agissait-il de Madame Bovary ou plus probablement de la Fanny, de Feydeau. Quelle était cette “chose” dont on ne pouvait même pas entendre parler sans mourir?
Le Petit chef de famille, Plus tard, Raoul Daubry, les Pieds d’argile, Tranquille et Tourbillon, le Clan des têtes chaudes, Kadock, Bigarette…, nous en disputions avec la même ferveur que nous inspirent aujourd’hui Anna Karénine ou l’Egoïste. Il s’agissait, dans notre petit monde, d’une œuvre essentielle, mieux écrite que les autres, plus poétique aussi.
Pendant les vacances, quand j’avais dévoré tous les livres de la maison, j’allais à l’école libre, installée par ma mère dans le vieille maison d’un grand-oncle, au bout du Parc, et où les Sœurs me recevaient toujours avec les honneurs dus à mon rang. Ces saintes filles, abonnées à l’Œuvre des bons livres, fournissaient de lectures tout le village:
— N’avez-vous rien de Zénaïde? demandais-je à Sœur Lodoïs.
— Ah ! les Zénaïde! on se les dispute!... s’écriait la Sœur. Mais j’ai un “Maryan” et un “Raoul de Navery”. C’est moins bien écrit, naturellement. Vous n’admirerez pas là, comme dans Zénaïde, de jolies descriptions de nature. Mais si la forme en est moins bonne, concluait la Sœur, le fond est excellent.
J’emportais, en soupirant, ces pâles doublures de l’incomparable auteur.
Oui, incomparable… Pourtant, je me garderai bien de rouvrir aucun de ses livres. Je sais que je n’y retrouverais rien de l’enchantement d’autrefois; j’y apporterais cette lucidité qui détruit les mirages. La toute-puissance des enfants pour faire lever la médiocre pâte qu’on leur fournit, voilà beau temps que je l’ai perdue!
Pourtant, qui sait si Zénaïde Fleuriot ne fut pas l’une de mes inspiratrices? Ces romans passionnés sont aussi des romans chrétiens. Par exemple, dans les Pieds d’argile, un esprit fort, qui méprise la religion et qui élève sa fille en sauvage, devient le misérable esclave d’une femme (qu’il épouse, bien entendu: il n’existe, dans l’œuvre de Zénaïde Fleuriot, que des fiancés ou des époux).
Nos sources sont beaucoup plus humbles que nous ne l’imaginons. La Bible, Homère et Dante ont eu peut-être moins d’influence sur nous que nos lectures de petit garçon. Peut-être ai-je appris très tôt, à l’école de Zénaïde Fleuriot, qu’un romancier qui croit à la Grâce doit tenir compte de la Grâce, quand il observe le réel…

P-S. – Je vendrai et dédicacerai des livres, de 2h30 à 6h30, pour les P.Bénédictins de la rue de la Source, le dimanche 3 décembre, 4, avenue Albert-de-Mun (16e).

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François MAURIAC, “Lectures d'enfance,” Mauriac en ligne, consulté le 26 avril 2024, https://mauriac-en-ligne.huma-num.fr/items/show/474.

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