Mauriac en ligne

Search

Recherche avancée

Lieutenant Marcel Etévé, Lettres d’un combattant

Référence : MEL_0637
Date : 25/09/1919

Éditeur : Revue des jeunes
Source : 9e année, n°18, p.373-377
Relation : Notice bibliographique BnF
Type : Note de lecture
Version texte Version texte/pdf Version pdf

Lieutenant Marcel Etévé, Lettres d’un combattant

Mérimée avait reçu de sa mère un cachet avec cette devise: μεμνη ςπιστειν “Souviens-toi de ne pas croire”. Le lieutenant Marcel Etévé, mort au champ d'honneur, posséda-t-il jamais un talisman de cette sorte? M. Paul Dupuy, dans sa préface nous avertit que ce jeune homme héroïque est le fils d'une institutrice de la Ville de Paris et d'un professeur d'école primaire supérieure. “La noblesse d'Etévé est une noblesse primaire –écrit-il– Ce n'est pas assez dire: c'est une noblesse laïque...”
Les mots ont une physionomie, ils ont presque une odeur; ces deux-là: primaire, laïque, d'abord repoussent tout homme qui a traîné ses pas d'enfant dans des jonchées de, Fête-Dieu. Mais il se faut défendre contre ce réflexe et les examiner de près: que les milieux dits primaires se puissent glorifier d'enfants sublimes comme le jeune Etévé, ce n'est pas niable et ce n'est pas étonnant: il y avait là d'immenses ressources de dévouement –une force d'idéalisme qui naguère s'égara mais que la France, en août 1914, trouva prête pour son service.
N'empêche que derrière ce petit mot de primaire, se cache aussi ce que M. Paul Dupuy souhaiterait de n'y pas voir: “... l'inertie de l'esprit, l'arrêt aux pentes inférieures de la côte, avec l'orgueil mesquin de les avoir atteintes, l'ignorance ou le mépris absurdes de celles qui les dominent.” Parce qu'aucun de ces défauts n'appartient au noble Etévé, élève à l'école normale supérieure, ni, sans doute, à ceux qui l'ont mis au monde et élevé, est-il fort logique d'en absoudre tous les instituteurs? De ce qu'un grand nombre d'ecclésiastiques ont su bien se battre et bien mourir, M. Paul Dupuy trouverait fort mauvais qu'on prétendît conclure que ce qu'il hait sous le nom de cléricalisme n'exista jamais.
Accordons-lui que de ce mal primaire, les instituteurs ne sont pas seuls atteints: de même que l'esprit bourgeois (au sens le plus odieux) fructifie merveilleusement chez les ouvriers –le “primaire” s'observe aussi dans la faune des salons et, si je ne craignais de donner trop de plaisir à M. Paul Dupuy, je lui accorderais que le clergé, tant séculier que régulier, n'en est pas exempt.
Mais enfin il n'est guère de séminaire ni de couvent qui ne soit un foyer d'études solides et d'érudition en même temps qu'une école de vie intérieure. Si les vices de l'esprit que donne la demi-culture s'observent surtout dans une caste condamnée et la science primaire par décret officiel, nourrie de la viande creuse des manuels après qu'elle a été détachée de son milieu normal, de sa tradition, de la vie, M. Paul Dupuy reconnaîtra que nous n'y pouvons rien.
Ceci dit, il faut comprendre que l'arbre exige d'être jugé par ses fruits: quelle “famille spirituelle” de la France ne publie dans cette guerre son martyrologe? Les éducateurs d'un Etévé ont certes rai son de s'enorgueillir: acceptons donc, avec M. Paul Dupuy, d'admirer dans ce jeune homme une noblesse primaire mais n'allons pas jusqu'à la qualifier aussi de laïque; car laïque prend ici une signification autre que primaire et ne tend plus à définir le milieu familial d'Etévé. M. Paul Dupuy nous veut faire entendre que ce garçon doit sa noblesse à une certaine conception de la vie, à une espèce de doctrine aux contours mal définis mais qui est dans son essence: négation du Surnaturel, hostilité à l'Eglise. Or, j'ai lu deux fois ses lettres: j'y vois un admirable enfant qui fait à sa mère une peinture minutieuse de chaque jour afin qu'elle puisse suivre pas à pas le calvaire de son petit; mais, tout de même, avec l'ingéniosité d'un grand amour, il s'efforce de lui donner une impression de sécurité, de confiance... –et ce n'est pas sa faute, si, quelquefois, le rire se fige et si cette héroïque blague recouvre mal l'angoisse. Mais, nulle part, il ne confesse l'élément spirituel qui le soutient dans son sacrifice. Pas une fois il ne fait appel à un idéal bique. Sans doute on y découvre ù chaque ligne, le consentement du stoïque, l'acceptation d'une force supérieure, la soumission au mouvement universel et ce grand sens du devoir immédiat –qu'il apparaisse: facile ou terrifiant: c'est une attitude qui n'implique aucun credo laïque tel que l'entend M. Dupuy.
Voici comme Etévé accueille l'annonce de la mort d'un ami très aimé:
“Je vois par ta lettre du 11 que tu as appris avant moi la triste nouvelle pour Pierre. Il n'y avait pas à craindre de me l'annoncer. J'en ai un chagrin très grand mais cela ne dérange pas mon service. Dans la journée, j'évite d'y penser et je plaisante comme d'habitude avec mes camarades. C'est la nuit pendant mes quatre heures de cet art que je me rappelle les choses de mon ami, et je pleure tout mon saoul clans le gourbi...”
Brève lueur, mais qui nous éclaire cette âme jusqu'au fond. Il peut désormais jouer au gamin: nous reconnaîtrons, dans son perpétuel rire, la pudeur d'un jeune, être qui ne consent à pleurer que la nuit. Sans doute sa gaieté vient d'un beau garçon, plein de sang, et dont le corps se plie volontiers à la mécanique du métier militaire–; mais, même quand il n’y faut pas voir qu'un masque pour tromper l'angoisse maternelle, cette ironie est aussi désolée que celle d'un Laforgue...
D'une telle noblesse, nul élément laïque encore ne nous apparaît. Mais enfin que lit-il, ce soldat? D'abord tout ce qu'il trouve; les livraisons illustrées qui traînent dans les gourbis: beaucoup de gens n'auraient jamais lu Gyp s'ils n'étaient allés au front: Etévé fait sa pâture de tout. Mais il a un écrivain préféré, ce normalien: sera-ce Payot? sera-ce Goyau, ou Séailles? –ou bien quelqu'un des leurs? Et imaginerait-on que ce laïque aime par dessus tout Francis Jammes? Cela est vrai pourtant; il le relit sans cesse: “C'est chic, un poète qui ne parle que du pays qu'il aime et qu'il ne quitte pas, des gens qui y vivent et des anciennes jeunes filles qui y ont passé. Jusqu'à sa bondieuserie qui me plaît parce qu'elle vous montre de belles images et tout ce qu'elle a consolé...”
Pour parler de son cher poète, Etévé n'a d'autre interlocuteur que l'aumônier du bataillon: “...Ce matin, j'ai été réveillé par la visite de l'aumônier... un jeune et charmant jésuite, professeur de rhétorique, très intéressant. Nous avons longuement parlé de F. Jammes, avec qui il venait de passer quelques jours à Orthez, pendant la Fête-Dieu...” Ce jour-là un “minnen” interrompit leur conversation. Mais Etévé retrouve souvent ce charmant Jésuite: “...J'ai passé de bons moments évangéliques avec l'aumônier, sous les arbres du presbytère et dans la tribune de l'orgue, à parler de choses diverses, plus ou moins orthodoxes...”
“Le soir, quand je ne suis pas abruti de fatigue, je lis un peu du Claudel prêté par l'aumônier (qui ne cherche pas à me convertir, heureusement, et ne me parle qu'en collègue. Étant lui-même professeur de rhétorique dans je ne sais plus quelle boîte Jésuite)...”
L'aumônier ne cherche pas à le convertir parce que certaines âmes sont comme les oiseaux: il faut se bien garder de les poursuivre pour les atteindre. Mais l'oiseau, de lui-même, vient se poser presque à portée de sa main: Etévé le prie un jour de “lui exposer les raisons qu'il pourrait avoir de se convertir... Comme il raconte cette entrevue non à sa mère mais à un camarade irréligieux, le ton de la lettre est fort léger: n'empêche que ce laïque de son propre mouvement “passe de longues heures en tête-à-tête avec l'aumônier...” II en reçoit “une longue leçon documentée et illuminée tout à la fois qui l'a fort intéressé...” Il ajoute que “la conversion ne s'est pas imposée à lui” qu'“il ne l'espérait ni ne le souhaitait”. Il continue de lire Claudel: “Lu aussi la jeune fille Violaine. Il est certain qu'il y a là-dedans un souffle biblique simple et robuste; des profondeurs merveilleuses...”
Les derniers livres qu'il ait ouverts avant de monter à la mort sont ceux de Psichari. L’appel des armes “lui tape franchement sur le système”. Mais à propos du Voyage du centurion, il écrit: “on y retrouve à chaque instant l'écho des litanies: or, il s'est attaché à ces litanies tant de poésie, depuis deux mille ans qu'on les rumine, elles ont fait si bien partie de l'existence française au cours des âges que le moindre écrivain, à les ronronner, gagne un prestige et un charme[1]...”
Après cela, Etévé peut rien croire que c'est une littérature de paresse et de sommeil –qu'elle attire les esprits fatigués indolents: comme tout incroyant, il considère la religion de l'extérieur, ainsi qu'un “reposoir”, une impasse. Il voit dans l'état de foi, un état de stagnation. Si la mort lui avait laissé le temps de causer une fois encore avec l'aumônier, peut-être eût-il entrevu que l'état de grâce est une vie: c'est-à-dire un ensemble de forces qui résistent à la mort, une lutte, un effort, une progression infinie. Il lui reste d'avoir demandé la lumière, de l'avoir cherchée dans “des moments évangéliques, sous les arbres du presbytère”, dans la tribune de l'orgue, en présence du Dieu caché. Et nous ne cédons pas ici au bas désir de tirer à nous ce héros qui sans doute n'appartenait pas à notre famille spirituelle: mais il n'est au fond qu'une vraie noblesse et celle-ci ne méritait point l'épithète de laïque. Si Etévé au front avait rencontré Léo Latil on Psichari, il eût entretenu avec eux comme avec “le jeune et charmant jésuite” un échange de livres, d'idées: –ils se seraient rejoints dans l'intelligence de nos grands poètes catholiques. Au-dessus des vieilles classifications sectaires, ces années terribles créent parmi la jeunesse intellectuelle, une élite, une noblesse ni laïque, ni primaire, ni cléricale, –une noblesse française.

Notes

  1. Je recommande à l’attention de quelques-uns de nos amis cette critique d’Etévé: “J’y vois surtout [dans la jeune littérature catholique] une facilité au développement, à la redite, le tout ronronné en tournures de l’Ecriture…”

Apparement vous ne disposez pas d'un plugin pour lire les PDF dans votre navigateur. Vous pouvez Télécharger le document.


Citer ce document

François MAURIAC, “Lieutenant Marcel Etévé, Lettres d’un combattant,” Mauriac en ligne, consulté le 26 avril 2024, https://mauriac-en-ligne.huma-num.fr/items/show/637.

Transcribe This Item

  1. BnF_Revue des Jeunes_1919_09_25.pdf