Mauriac en ligne

Search

Recherche avancée

Les Digressions de Paul Valéry

Référence : MEL_0639
Date : 25/04/1920

Éditeur : Revue des jeunes
Source : 10e année, n°8, p.158-168
Relation : Notice bibliographique BnF

Version texte Version texte/pdf Version pdf

Les Digressions de Paul Valéry

Un journal qui demandait aux gens de lettres: “Pourquoi écrivez-vous?” obtint de l’un d'eux cette réponse candide: “pour être riche et honoré.” S’ils avaient été sincères, beaucoup n'eussent pas montré plus de vergogne. La singularité de M. Paul Valéry c'est qu'il n'entra pas dans les lettres comme dans une carrière; cet ami de Mallarmé redoute la facilité dégoûtante des écrivains, leur ponte régulière: “Et l’on m'a dit –écrivait Jean de Tinan, dans une préface– qu'il fallait toujours un in-18 vers le mois de mai...” M. Paul Valéry n'a jamais cru qu'il fallût coûte que coûte un in-18 vers le mois de mai; des années de silence ne l'effrayent pas; ses poèmes, il eut soin de les donner à des revues comme La Conque ou Le Centaure dont il ne reste rien qu'un beau nom où se reflètent les imaginations magnifiques de ces jeunes hommes symbolistes. Le souci des autres poètes de faire un sort à leurs premiers vers n'a d'égal que celui de M. Paul Valéry de laisser recouvrir par l'oubli les siens dont un petit nombre subsiste en des anthologies. S'il consent à donner aujourd'hui une édition nouvelle[1] de son Introduction à la méthode de Léonard de Vinci que publia en 1895 la Nouvelle Revue, c'est donc qu'il ne la méprise pas autant qu'il nous l’assure et qu'il se sent encore à son endroit assez de tendresse et de paternité. Il l'a même enrichie de digressions que complètent heureusement deux lettres adressées à une revue anglaise l’Athenœum; ainsi sommes-nous informés mieux que nous le fûmes jamais touchant l'un des plus rares esprits de ce temps.
Ce poète est un philosophe –au sens encyclopédiste. Ceux qui ont la fortune de le connaître admirent d'abord en lui “l'honnête homme” qui ne porte pas d'enseigne; mais que la conversation se fixe, aussitôt il se découvre que M. Paul Valéry bien loin de ne se piquer de rien, se pique de tout et que son information est des plus vastes. Il rappelle assez (quand il parle, non quand il écrit) un bel esprit du XVIIIe siècle très au courant de la science de son temps et qui la rendait intelligible aux gens du monde, par exemple ce prodigieux Fontenelle faiseur d'opéras, mais fort occupé de la pluralité des mondes, des infiniments petits et auteur d'une géométrie de l'infini. C'est dire que M. Valéry hait la spécialisation et qu'il n'admet, dans le vaste atelier de la connaissance, ni cloisons, ni compartiments. Léonard de Vinci, ensemble peintre, sculpteur, architecte, constructeur de machines et presque d'avions, philosophe, savant, homme de cœur, lui apparaît comme le symbole de cet état de perfection intellectuelle; n'attendons pas de lui une biographie critique: il fait en matière d'histoir[e], profession de scepticisme et juge que c'est là une science par trop conjecturale: au diable les documents qui “nous renseignent au hasard sur la règle et sur l'exception”! User de Vinci comme d'un symbole, rien de plus légitime; mais que ce dédain des documents expose M. Valéry à commettre de graves injustices, nous le verrons dans ce qu'il écrit de Pascal.
Aux chefs-d' œuvre de Léonard il s'intéresse moins qu'à leur génération, leur gestation qui le renseigne sur le drame intérieur d'un grand esprit. Cet esprit “type Vinci” vit à l'affût des relations entre les choses qui échappent aux autres hommes: partout il dégage la loi de continuité. Son effort est d'examiner tous les résultats possibles d'un acte envisagé, tous les rapports entre deux objets conçus. A l'observateur superficiel, certaines combinaisons régulières se révèlent dans le champ de notre investigation, mais séparées les unes des autres; ces intervalles apparents, un Vinci les comble: il n'admet aucune fissure de compréhension; tout tient à tout; il n'est pas de phénomènes isolés. Un architecte a une théorie de l'espace, s'occupe de la gravitation et de la pesanteur, de la physique générale et de la mécanique en même temps que des formes et des couleurs, et il ne doit rien ignorer de ce qui touche à l'homme, de ses goûts, de ses passions. Ne laisser aucune fonction oisive satisfaire l’ensemble de l’esprit, enfin poursuivre un jeu général de la pensée, c'est ce qu'un Vinci se propose. Aucun autre point de vue que celui de l’intelligence; aucune autre méthode que la plus obstinée rigueur à suivre jusqu'au bout de leurs conséquences extrêmes, et au mépris de toute idée préconçue, ses analyses..., mais que sa raison le puisse conduire à l’hypothèse spiritualiste, voilà d'abord ce qu'il nie; cette négation préconçue, il ne l’évite pas; la liberté de son esprit ne va pas jusqu'à admettre une explication du monde qui ne soit physico-mécanique. M. Paul Valéry que pourtant nous vîmes naguère à des conférences dominicaines sur saint Thomas d'Aquin, ne qu'un raisonnement nous hausse parfois au point d’où se révèlent des horizons métaphysiques. Dieu sait tout ce qu'englobe son dédain sous ces mots: prophétisme, pathétisme, illusionnisme!
Un Vinci, lorsqu'il se livre à ce magnifique “jeu général de la pensée” que nous décrit M. Valéry, se montre peut-être plus spécialiste qu'il n'apparait d'abord: la pensée n'est pas le tout de l'homme Vinci de l'histoire (que M. Paul Valéry ne saurait feindre d'ignorer), il s'en faut de beaucoup qu'il ait été grand en toute chose: son génie conçut et édifia des arcs de triomphe pour tous les vainqueurs; avec la même passion il servit le roi de France, Ludovic le more et Maximilien, selon la trop sage maxime écrit en exergue d'un de ses manuscrits: “Fuis les orages.” Sa logique n’est pas ce qui éblouit lorsqu'on voit ce naturaliste, ce païen s'assurer par testament de trente messes –outre les trois grand messes– dan chacune des trois églises d'Amboise! Non que je veuille rabaisser ce grand homme; mais enfin il est plusieurs ordres de grandeur et je doute qu'un Vinci prisonnier de son naturalisme ait atteint à les allier et à les confondre: “Tous les corps ensemble, et tous les esprits ensemble, et toute leurs productions, ne valent pas le moindre mouvement de charité. Cela est d'un ordre infiniment plus élevé...” Ainsi s'exprime Pascal en qui j'admire cette excellence dans l'ordre de l'intelligence et dans celui de la charité une continuité des opérations intellectuelles aussi saisissante que celle dont un Vinci nous donne l'exemple, mais enrichie infiniment.
Cette opposition entre Pascal et Léonard, comme elle précise le débat! M. Paul Valéry s'y arrête et s'y complaît en une période bien éloquente mais où chaque mot, à mon sens, blesse la vérité:
“Il (Vinci) ne connaît pas le moins du monde cette opposition si grosse et si mal définie, qui devait, trois demi-siècles après lui, dénoncer entre l'esprit de finesse et celui de géométrie, un homme entièrement insensible aux arts, qui ne pouvait s'imaginer celte jonction délicate mais naturelle de dons distincts, qui pensait que la peinture est vanité, que la vraie éloquence se moque de l'éloquence; qui nous embarque dans un pari où il engloutit toute finesse et toute géométrie; et qui, ayant changé sa neuve lampe contre une vieille, se perd à coudre des papiers dans ses poches quand c'était l'heure de donner à la France la gloire du calcul de l'infini... Pas de révélations pour Léonard. Pas d'abîme ouvert à sa droite. Un abîme le ferait songer à un pont. Un abîme pourrait servir aux essais de quelque grand oiseau mécanique...”
Nous voudrions que M. Paul Valéry consentît à relire le fameux passages où Pascal oppose l'esprit de géométrie à celui de finesse. De ce que Pascal distingue deux familles d'esprits et constate qu'on en voit rarement les qualités diverses dans un même individu –(et s’il n’en était ainsi, Léonard, Pascal, M. Paul Valéry lui-même ne nous paraîtraient pas si exceptionnels)– ce serait injuste de conclure qu’il se réjouit de cette opposition; au contraire tout le fragment est la condamnation des géomètres “qui ne sont que géomètres” et “des fins qui ne sont que fins.” Le chevalier de Méré avait donné au géomètre Pascal le souci de l’esprit de finesse au point que l’auteur des Provinciales fit plus qu’imaginer la jonction délicate de ces dons distincts: il la réalisa mieux qu’aucun autre génie…, mais je m’excuse de m’arrêter à une défense tellement superflue! Pascal fut-il insensible aux arts? Je n’ai pas sur ce point la tranquille certitude qu’on voit à M. P. Valéry. Il la fonde sur le mot fameux des Pensées: “Quelle vanité que la peinture qui attire l’admiration par la ressemblance des choses dont on n’admire pas les originaux!” C’est la condamnation moderne, si souvent depuis renouvelée, des artistes soucieux de reproduire, de copier la nature et non de l’interpréter. Ici, Pascal pose le problème de l’imitation en peinture: un Gauguin qui voulait qu’on renonçat à ce principe, faire ce qu’on voit; Maurice Denis avec ses procédés de déformation et de transposition, enfin les ennemis du trompe-l’œil souscriraient à cette boutade. Quand au “pari”, il y a bien de la légèreté à vouloir y ramener toute l’apologétique pascalienne; naguère Mæterlinck, dans son livre La Mort, usa de ce procédé pour, en trois pages de la plus insignifiante violence, se débarrasser de Pascal; mais si le fragment du “pari” est l’un des plus développés, des plus rédigés, il n'en demeure pas moins une entrée en matière, un moyen pour obliger le libertins –qui ne sont pas tous doués de finesse aussi difficiles que M. Paul Valéry– à se poser la question métaphysique, une manière de leur couper la retraite s'ils prétendent l’esquiver. Il s'agit d'empêcher un refus préconçu –de vaincre ce parti pris de ne pas même prêter l'oreille: et sans doute un tel argument ne vaut pas pour tous les esprits, mais il suffit qu'il vaille pour quelques-uns: Pascal esprit universel, s'intéresse au salut universel; l'argument du pari choque M. Valéry? Qu'il passe outre: il n'aura pas à chercher loin une apologie a sa mesure. Mais il faut confesser comme nous scandalise sa moquerie touchant le papier que Pascal cousait dans ses habits (est-ce pour faire rire que M. Valéry écrit: “dans ses poches”?). Je le croyais précieux, ce papier, même à un incroyant, pourvu qu’il fût poète. M. Valéry me racontait un jour l'éblouissement et presque la folie que lui donnèrent à vingt ans sur une route provençale, les “Illuminations” d'Arthur Rimbaud: qu'il fasse attention qu'il s'agit ici d'une illumination sur un autre plan que celui où Rimbaud délire et où toutes les apparences sont bousculées dépassées. C'est le face à face du Sauveur des hommes et de l'homme sauvé; mais quel homme? Le plus proche de nous; le géomètre enivré qui, dans son épître dédicatoire à la reine de Suède, professe le plus frénétique orgueil intellectuel –le même orgueil qu’on voit chez Léonard et qui éclate à toutes les lignes de M. Paul Valéry; –cet homme qui à genoux sur le plancher de sa chambre pleure de joie, est l’auteur du Discours sur les passions de l’amour dont tel cri: “Qu’une vie est heureuse quand elle commence par l’amour et qu’elle finit par l’ambition!” pourrait être de Stendhal et dont cet autre, moins souvent rapporté: “La vie tumultueuse est agréable aux grands esprits, mais ceux qui sont médiocres n’y ont aucun plaisir”, déjà nous fait pressentir [Nietzsche]. Dans cette nuit du lundi 23 novembre 1654, je saisis l’universalité du génie de Pascal. Avec la même agilité que celui de Léonard, son esprit s’est mû dans l’univers matériel: traité sur les soins, essai sur les comiques, machine arithmétique, traité du vide, de l’équilibre des liqueurs, de la pesanteur de l’air, essai d’éléments de géométrie, découverte de l’infiniment petit, etc. Ayant achevé de parcourir le cycle des sciences humaines, cet “effrayant génie” comme l’appelle Chateaubriand, exige une autre carrière mais qui soit infinie; et il découvre la sainteté; toute la part du Vinci, il la détient mais elle ne le contente pas; auprès de Pascal, Léonard, avec son parti pris de ne rien considérer que du point de vue de l’intellect, en dépit de son génie, paraît médiocre. J’entends bien que M. Paul Valéry prise davantage cette claire conscience, cette critique implacable, cette connaissance exacte du “moi pur” détaché de tous les phénomènes, et de notre personnalité même; j’entends bien qu’un Pascal, en proie aux visions, offre à un esprit type Vinci je ne sais quoi qui rebute: qu’elle est révélatrice, cette ironie de M. Valéry à propos de l’abîme que Pascal aurait toujours vu ouvert à sa droit! Mais, tout de même c’est ici qu’apparaît le changer du mépris qu’affecte notre auteur touchant l’érudition, ou même la plus élémentaire information –lui qui pourtant est informé de tout!–: on ne trouve trace de l’abîme à droite que dans une lettre de l’abbé Boileau, imprimée en 1737. Sainte-Beuve qui n’y croit guère, se défend pourtant de vouloir combler cet abîme et il semble qu’il pressente le parti qu’en doit tirer M. Valéry, lorsqu’il écrit: “Il a servi et peut encore servir à de belles métaphores. Que feraient les poètes, dit Pascal lui-même, si la foudre tombait sur les lieux bas?”
Ce Léonard, maître des visages et des machines, doué du sens de l'analogie et de la symétrie au point de savoir recomposer des ensembles invisibles dont les parties lui sont données, et qui, selon ce que nous révèlent ses dessins, introduit, dans l'étude des formes, le temps et la vitesse, M. Paul Valéry l'admire aussi de ce que “sa joie finit en décorations de fêtes, en inventions charmantes, et quand il rêvera de construire un homme volant, il le verra s'élever pour chercher de la neige à la cime des monts et revenir en épandre sur les pavés de la ville tout vibrants de chaleur, l'été...” De cette admirable prose, composée en 1895, le poète sans doute s'est-il souvenu lorsqu'en avril 1919, il écrivait à l’Athenœum: “...Nous savons que l'homme volant monté sur son grand cygne a, de nos jours, d'autres emplois que d'aller prendre de la neige à la cime des monts pour la jeter, pendant les jours de chaleur, sur le pavé des villes...” A confronter ces textes, je n'éprouve aucune mesquine joie; mais enfin l'échec de Léonard s'y confirme. Limitée à la matière, l'intelligence n'édifie rien que “l'appareil sanglant de la destruction”; indifférent à toute vie intérieure, [comtempteur] de la sainteté, l'homme s'est glorifié de sa maîtrise –maître de l'univers mais non pas de lui-même– et tant de puissance n'aboutit qu'à une organisation scientifique de la tuerie. Il est vrai! mais M. Paul Valéry m'objecte que toute morale, que toute religion y aboutissent aussi; il rappelle les grandes vertus du peuple allemand et qu' il a fallu beaucoup de qualités morales pour que les hommes se résignent à la torture de ces cinq années... et pour qu'ils y collaborent.
Je songe qu'il dût exister un jeune Allemand qui ne savait pas que sa cause fût inique, et qui, purifié et en union avec le Christ, donna sa vie: par cette seule imagination, j'échappe à la stupeur désolée qu'accuse, au lendemain de la guerre, M. Paul Valéry; ma foi au progrès intérieur, au progrès individuel, survit au massacre; en ces années de meurtre universel, des milliers d'êtres ont aspiré à la pureté et à la perfection; en ce temps de haine universelle, des milliers de jeunes hommes ont aimé jusqu'à donner leur vie. Ensemble maître et esclave de la matière, l'homme déchaîne contre lui-même les gaz, les berthas, les gothas, les tanks; mais aussi, créature déchue, rachetée et pénitente, il s’élève à des renoncements inconnus. Voilà tout ce que doit atteindre, dans l'homme, une pensée qui prétend embrasser l'universel. Satisfaire l'ensemble de l'esprit, au sens où l'entend M. Paul Valéry, ne va pas sans un refus devant le mystère, sans une secrète peur du plus obscur de nous-mêmes, sans cet étrange orgueil de l'intelligence qui nie ce qu'elle n'atteint pas. Léonard de Vinci est un spécialiste.
Dans la trame précieusement tissée de cet ouvrage, je crains de m'être attaché au plus apparent dessin et d'avoir négligé l'essentiel. Chez cet héritier de Mallarmé, le vocable est si chargé de signification, qu'à suivre une idée, on néglige mille nuances. Sa phrase contractée –bien que légère et musicale– épuise notre débilité. M. Paul Valéry, monte sur son grand cygne, et familier des symboles, joue avec l'abstrait, se meut dans l'irrespirable. Ce maître du raccourci use de l'ellipse et jamais n'insiste: il feint d'oublier que nous avons l'oreille dure et que nous appartenons à une génération qui ne pèse plus ses mots; lui pèse les siens: moins de trois cents pages et quelques parfaits poèmes, en vingt-cinq ans! Mais, délayé, un paragraphe de l’introduction à la méthode de Léonard de Vinci donnerait un gros livre chez Alcan. Au philosophe, j’ai fait des objections, mais au poète respectueux du verbe, et qui, en art du moins, ne veut mettre aucune limite à la perfection, il est superflu de dire qu'au-dessus de lui je ne place aucun vivant.

Notes

  1. Aux éditions de la Nouvelle Revue Française.

Apparement vous ne disposez pas d'un plugin pour lire les PDF dans votre navigateur. Vous pouvez Télécharger le document.


Citer ce document

François MAURIAC, “Les Digressions de Paul Valéry,” Mauriac en ligne, consulté le 26 avril 2024, https://mauriac-en-ligne.huma-num.fr/items/show/639.

Transcribe This Item

  1. BDIC_Revue des jeunes_1920_04_25.pdf