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Mes souvenirs

Référence : MEL_0774
Date : 12/10/1934

Éditeur : Rex
Source : 3e année, n°40, p.21 et 23
Relation : Notice bibliographique BnF

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Mes souvenirs

Mais dans les campagnes girondines, je ne me suis jamais interrompu de vivre, je n’en fus jamais déraciné. L’homme que je suis devenu vivant déjà dans l’enfant assis à ce même tournant d’allée où je m’arrête pour écrire ces lignes: alors, comme aujourd’hui, j’écoutais le vent dans les pins, mais ne le sentais pas sur mon visage. Le vent d’équinoxe, arrêté par l’immense forêt odorante et chaude, ne se décèle qu’au glissement des nuages, qu’au balancement des ci[mes?], à ce bruit de mer qu’elles font dans le ciel.
Bruit de mer? Telle est la comparaison accoutumée. Mais le vent dans les pins gémit moins sauvagement que l'Atlantique, il ne pousse pas ce cri d'un monstre aveugle et sourd; c'est une plainte éolienne, une plainte humaine; elle entre en moi qui suis immobile au milieu des arbres sans nombre, et mon être profond collabore à ce gémissement indéfini, comme si je n'étais qu'un pin entre mille autres et que le souffle envahit. Plus que par le bruit du vent, peut-être, le sou venir de la mer est-il ici éveillé par balancement des cimes, mâts géants d'une immense flotte ensablée.
Les propriétés où je vécus, enfant, et où je reviens encore, fixent les deux aspects essentiels de la campagne girondine: landes et vignobles; je ne me fais donc pas de scrupule de les décrire ici, forêts et vignes, régions aussi différentes que peuvent l'être l'Italie et la Norvège, où pourtant ma race paysanne, qui n'a jamais bougé, mêle ses profondes racines.
Enfants, nous ne connaissions guère que les landes: l'être collectif dénommé “les garçons” et dont je n'étais qu'une parcelle, avait décidé que hors le pays des pins, du sable et des cigales, il n'était pas de vacances heureuses. A peine connaissions-nous la propriété de vignes que plus tard je devais tant aimer. Notre mère assurait que nous n'eussions voulu pour rien au monde du sort des malheureux enfants qui croyaient s'amuser à Royan, à Arcachon ou à Bagnères. Nous en étions nous-mêmes persuadés. Ainsi sont entrés en moi, pour l'éternité , ces étés implacables, cette forêt crépitante de cigales sous un ciel d'airain que parfois ternissait l'immense voile de soufre des incendies; alors les tocsins haletants arrachaient les bourgs à leur torpeur. Aussi brulant qu'ait été l'après-midi, le ruisseau appelé la Hure, et ce qu'il traîne après soi de brouillards flottants et de prairies marécageuses, dispensait, le soir, une fraîcheur dangereuse qu'au seuil de la maison nous recevions, immobiles, et a face lev[é]e. Cette haleine de menthe, d'herbes trempées d'eau, s'unissait à tout ce que la lande, délivrée du soleil, fournaise soudain refroidie, abandonne d'elle-même à la nuit: parfum de bruyère brûlée, de sable tiède et de résine –odeur délicieuse de ce pays couvert de cendres, peuplé d'arbres aux flancs ouverts: je songeais aux cœurs que la Grâce incendie et qui ont choisi de souffrir. C'est pourquoi l'automne dans la lande est un tel miracle: dans bien d'autres pays, l’arrière saison “fait saigner les feuillages, change en or sombre les fougères”, (ainsi que j'écrivais dans mes narrations qui avaient l'honneur d'être lues devant toute la classe), mais nulle par elle n'est, comme dans nos landes consumées, une telle libération: les palombes, sous le trouble azur du mois d'octobre, sont le signe qu'est fini le déluge de feu.

*

Alors, en dépit de la rentrée proche, je m'asseyais plein de joie sur le tronc d'un pin coupé, je songeais à ce Bordeaux où je serais dans quelques jours; mon cœur plein d'attente se tournait vers la ville. Ce que Bordeaux ne m'avait jamais donné, j'ai cru, à chaque rentrée, que j'allais le recevoir enfin. En nul autre moment la ville ne fut plus belle que dans mon cœur, au temps de l'équinoxe, alors qu'assis au milieu des bruyères, j'attendais les délices inconnues dont elle allait m'accabler: ses vieux quartiers vivaient en moi, avec leur atmosphère et leur odeur particulière; matins d'automne où, à l'angle de la place Pey-Berland et de la rue Duffour-Dubergier, une vieille femme offrait du “milasse” dans une “gardale” que recouvrait un linge blanc. D'autres vendaient des “castagnas bouillies tout oaou” qui donnaient à la brume une odeur d'amis. la prodigieuse joie du temps de Noël, et du Jour de l'An étincelait aux vitrines de l'Intendance, faisait couler dans l'étroite et bruyante rue Sainte-Catherine tout un peuple d'enfants heureux; des filles espagnoles aux larges hanches, escortées de ces frêles voyous qui ont, à l'oreille, un œillet, criaient: “La Royan d'Arcachon!” et “La belle Gravette!” (Ainsi les Bordelais désignaient-ils ces fraîches et amères petites huîtres du Bassin). L'enfant se faisait une image charmante des rencontres sur les trottoirs larges, nets, luisants de pluie des allées des Tourny, et où jouent les reflets des magasins: des camarades lui souriraient, l'entraîneraient au Café de Bordeaux, au Lion-Rouge; il aurait sa part de leurs médiocres sabbats; il serait un de ceux avec qui aiment danser les jeunes filles, parce que chacune de leurs paroles a un sens obscur dont il faut démêler l'obscénité. Il ressemblerait à tous les garçons de son âge, dans ce cirque étroit limité par les Quinconces, le Jardin Public, le cours de l'Intendance.
Il rentrait donc, un soir d'octobre, en proie au désir qu'allait assouvir la ville. Hélas! Bordeaux est ce port qui nous fait rêver de la mer, mais d'où l'on ne voit ni n'entend jamais la mer; et jamais les grands vaisseaux ne remontent le fleuve dont ils redoutent la vase. L'enfant s'enlisait aussi, dans quelles solitudes! Peu de visages, pourtant, sur l'Intendance, à l'heure de la sortie des bureaux, qui lui fussent étrangers. Mais ce qu'il savait de ces êtres, de leurs familles, de leur fortune, de leur métier, les lui rendait plus lointains. Chacun ici connaît son étiquette, son classement, sa vitrine. Aucune illusion possible: rien à attendre de personne.
Restait l'évasion. Ailleurs que dans ce Bordeaux, l'enfant eût-il aimé la poésie, la religion? Peut-être en aurait-il éprouvé un moindre besoin. Plus tard, les églises de Paris ne l’ont jamais retenu dans leurs ténèbres comme firent alors celles de Bordeaux; pas plus qu'il n'a éprouvé depuis, avec la même intensité, cette soif de lectures, ce besoin de substituer au réel l'univers des romanciers; ni cette exigence quasi-physique de bercement, de rythmes.
Au retour de la Faculté des Lettres, il manquait rarement de traverser la Cathédrale. Telle fut la place qu'occupa, dans sa vie d'alors, cette Primatiale Saint-André, qu'il lui arrive aujourd'hui encore de s'étonner lorsque les spécialistes ne lui assignent pas un rang parmi les plus belles cathédrales de France. Peu lui importait que tant de styles y fussent confondus. C'était, en pleine ville, un lieu clos où l'atmosphère de la ville ne pénétrait pas; une terre étrangère où il était assuré d'avance de ne pas rencontrer tel ou tel; une nuit où, sans être taxé de folie, chacun était libre de risquer des gestes aussi extraordinaires que de joindre les mains, se maitre à genoux, cacher son visage ou le lever vers les voûtes. L'enfant s'asseyait dans l'immense nef unique, sans bas-côtés, au bout de laquelle le chœur s'élevait si étroit, si mince, si pur, que sa grâce était comme féminine et d'abord faisait songer à la Vierge. Le bonheur que l'enfant goûtait là, peut-être était-ce celui de l'insecte qui se terre, et pour qui c'est une angoisse que d'être vu. Comment faire dix pas dans les rues de Bordeaux, sans rencontrer quelqu'un que l'on a déjà salué le matin même? sans être hélé par un oncle, de la plateforme d'un tramway: “Où vas-tu comme ça?” (sans compter ceux qui vous diront: “Je suis passé à côté de toi dans le Jardin Public, tu ne m'as pas vu... tu faisais des gestes... tu parlais seul...”) A la Cathédrale, il était naturel de parler seul: la prière est d'abord le droit de parler seul.
Une autre église ne dispensait pas à l'enfant les satisfactions de la solitude, mais il y goûtait, au contraire, une sorte de joie sociale: Notre-Dame, salon Louis XIV et Louis XV, paroisse des bonnes familles de Bordeaux, sanctuaire harmonieux, modéré, tiède en hiver, où ceux qui surent se composer une vie temporelle, exempte d'inconfort, viennent aussi s'assurer une éternité bienheureuse. Messes de Minuit à Notre-Dame! Jusqu'à onze heures, les domestiques veillent sur les chaises réservées. Toutes les bonnes familles sont là: dos d'astrakan des vieilles dames, carrures des maris qu'élargissent démesurément les pelisses, gosses faits en série, modèles réduits de leurs parents (cette petite fille aura le derrière placé trop bas comme sa mère). C'est l'Epiphanie de la bourgeoisie, les bergers sont revenus à leurs moutons: les Rois? il n'y en a plus. Rien ne reste au Dieu de la crèche que cette sainte classe moyenne, soucieuse de ne négliger aucun secours, de ne dédaigner aucune promesse, de ne courir aucun risque inutile, fût- il d'ordre métaphysique; race prudente, circonspecte, sage, dont toutes les polices d'assurances sont en règle pour le temps et pour l'éternité. Ce ne sont pas ceux-là qui d’abord furent appelés les plus fidèles pourtant! et tout de même aimés. Mais rappelle-toi ces masses cossues, recueillies, cette atmosphère de dévotion riche, et pourtant sincère, tandis que la maîtrise chantait: “Une étable est son logement, un peu de paille est sa couchette...” et, si près de la Sainte Table et du festin mystique, les truffes dont toute la paroisse était embaumée.

X.

De même qu'à la campagne, il avait rêvé la ville derechef l'enfant se réfugiait en pensée dans le pays des grandes vacances. Outre les landes, sa famille possédait aussi un vignoble où il n'alla guère dans son enfance (les enfants bordelais professent qu'on s'ennuie dans les propriétés de vigne). Adolescent, il prit le pli d'y passer la saison chaude. C'est vrai que les vignes dépeuplent d'arbres la campagne et opposent à toute promenade, à toute chevauchée, leurs piquets et leurs fils de fer. Mais il suffisait à ce garçon d'une terrasse au bout de trois charmilles, et de cette plaine garonnaise à ses pieds, où, immobile, il voyageait par les yeux. Là, il put descendre en lui-même, se regarder, soutenir son propre regard, se connaître enfin. C'est sur cette terrasse qu'il s'est évadé de sa chrysalide, tel qu'il serait désormais: papillon, chenille ailée. Là aussi, pour la première fois, il reçut de la nature un secours effectif; et sans pose, sans littérature, non pour se satisfaire d'une attitude il l'aima, se blottit contre elle, désira de s'y anéantir. Que de confusion dans un jeune être! Comme il est peu soucieux d'unité! Un enfant catholique et scrupuleux sacrifie à Cybèle et ne sait pas qu'il trahit son Dieu: Maurice de Guérin à la Chesnaie.

Toujours quand on écrit d'une ville de province telle que Bordeaux il faut en venir à cette idée d'évasion. A Bordeaux, nul réfractaire ne saurait vivre; coûte que coûte, il faut s'adapt[er], devenir dans la mesure de ses forces une parcelle de la ville, prendre sa place, son rang, accepter d'être une pierre grise du gris édifice, surtout ne pas se détacher de l'ensemble. A un garçon dont le crime est d'être inclassable, qu'aucune profession ne limite, qui ne conçoit pas les hiérarchies du monde, rien ne reste que de fuir. Ainsi, celui dont nous racontons l'adolescence tourna-t-il pendant des années dans sa ville, comme le rat cherche l'issue de la ratière. S'il ne l'avait trouvée, que fût-il devenu? Lui eût-il suffi de s'évader spirituellement? Fût-il devenu enragé, furieux, comme il est advenu à un de ses amis de la même race? Ou peut-être se serait-il soumis au contraire, mais au prix de quel suicide?
M'opposera-t-on qu'il s'agit d'un cas singulier? Mais non, je songe à tel et tel compagnon, surtout à cet héritier présomptif d'une des plus importantes maisons de Bordeaux, qui abandonna tous ses privilèges pour courir le cachet à Londres, pour être sculpteur à Paris. De quel accent amer, il décrivait sa vie de bureau et de club! Comme il avait souffert de ce qui fait les délices des jeunes Bordelais! Pour obtenir sa libération, il avait renoncé à une fortune. Continua-t-il d'être à Paris le même révolté, le même réfractaire? Non: Paris est sans exigences; Paris ignore le provincial qui vient se perdre dans sa brume; Paris, ville d'individus, faite à souhait pour les fous et les demi-fous, où chacun accomplit ses gestes particuliers dans une sécurité profonde. C'est vrai que la capitale renferme d'innombrables Bordeaux, aussi hiérarchisé, aussi tyranniques qu'aucune province, mais le tout est de n'y pas pénétrer; et si, malgré soi, on est incorporé à l'un de ces Bordeaux de Paris, que l'évasion en est facile! Une vaste mer en bat les murs: il suffit de s'y jeter. A Paris, nous pouvons mourir à chaque instant sans qu'aucun ami ne nous réclame. En revanche, Paris ne laisse en nous, après que nous l'avons quitté, aucune trace dont nous puissions souffrir. Après une longue absence, je le retrouve avec un léger plaisir sans amertume. Rien de cette mélancolie puissante qui sourd du plus profond de mon être quand, au petit jour, la ville de mon enfance surgit au bord de son fleuve désert. Nous croyions l'avoir fuie, elle ne nous avait pas lâchée, et, par un invisible fil, nous ramène. Tu repartiras, mais combien de fois faudra-t-il repasser sous les tunnels de Lormont, t'éveiller quand le train s'arrête sur le pont de fer, jusqu'à ce dernier voyage où, étendu au centre d'un wagon de marchandises, ton sommeil sera ce[lui] que rien ne trouble plus. Où que la mort te prenne, la ville saura te rappeler à elle et t'ouvrir, au bout de cette longue rue d'Arès familière aux corbillards, son cimetière, Chartreuse ombragée de beaux platanes et où d'humbles couples, derrière les tombes, se caressent.
Regarde bien le Port dans le petit matin: ici s'embarqua le jeune Baudelaire à bord du PAQUEBOT DES MERS DU SUD. A l'un de ces balcons, auprès d'une bien-aimée, il connut les soirs voilés de vapeurs roses, et la profondeur de l'espace, la puissance du cœur, le parfum du sang. Vers la même époque, Maurice de Guérin, qui s'en allait mourir au Cayla fit halte à L'HOTEL DE NANTES. En ces crépuscules de juillet 1839, il écouta la rumeur de la vile où je suis né; les martinets avides dans le ciel. Eugénie relevait l’oreiller du malade, touchait ses cheveux, et, en face de l’hôtel épiait à travers les fenêtres ouvertes du Grand Théâtre les actrices qui se déshabillaient. Baudelaire... Maurice de Guérin... nous aimons que ces porteurs de croix aient goûté, au bord de notre Fleuve quelque répit. Assez de leur âme demeura peut-être attaché à ces pierres, pour qu'un jour une postérité leur naquit sur cette rive commerçante. Jammes, adolescent, fréquentait les rues brumeuses de Saint-Michel, celle surtout où l'attendait, derrière les carreaux verts, “un profil sérieux d’amour et de tristesse”; il herborisait aux Allées de Boutaut, rêvait des îles au Jardin Botanique. Plus tard, André Lafon, Jean de la Ville, Jacques Rivière, furent des enfants bordelais, frères de celui dont il est question dans ces pages.
Fils de la même ville... fils ingrats? Mais qui n'a senti tout l'amour dont débordant ces pages, en dépit de leur amertume? Si nous fûmes, mes amis et moi, si pressés de fuir notre ville, c'était que nous l'emportions avec nous. Nous la traitons durement, comme une part de notre âme: chacun a le droit de ne pas s'épargner. Nous aimons notre ville comme nous-mêmes, nous la haïssons comme nous-mêmes. Impossible de la renier, impossible de ne pas saluer en elle notre mère par le sang; et mieux encore que notre mère: nous avons beau jouer au Parisien, nous réjouir de vivre à Paris; Bordeaux sait bien que lorsqu'il s'agit de descendra en nous-mêmes, romanciers, pour y chercher des paysages et des êtres, ce ne sont point les Champs-Elysées ni les Boulevards que nous y trouvons, ni nos camarades et mes amies des bords de la Seine, –mais les propriétés de famille, les vignes monotones, les landes sans éclat, les plus sombres banlieues aperçues à travers les vitres brouillées de l'omnibus du collège; –et nos personnages naissent pareils, non à cette belle dame chez qui je dine ici, ni à ce maitre dont j'écoute les paroles; –mais pareils à mes grands-parents campagnards à mes cousins de la lande à toute cette faune provinciale qu'autrefois j'épiais, enfant chétif.
Ce reniement dont il semble que nous nous rendions coupables, il n'y faut voir que le signe de cette lassitude que tout homme éprouve à être soi et non un autre. Bordeaux vit en nous comme notre passé; il est notre passé même, inévitable, obsédant; son brouillard m'impose une odeur éternelle et, dans cette ville [tintante] au fond de moi, les personnes mortes que j'ai connues et aimées sont plus vivantes que les vivants.
Bienheureux les errants, les voyageurs qui accumulent assez de paysages et d'horizons nouveaux entre eux et leurs jours révolus, pour ne plus entendre dans leur cœur les cloches submergées!
Non! ne sois pas ingrat, dit ma ville. Ces errants, ceux qui, pour écrire des livres, sentent le besoin de courir le monde, c'est sans doute qu'ils n'ont pas commencé de vivre dans un vaste logis de province, qu'ils ne se sont pas étendus à l'ombre d'une forêt familière, qu'ils ne se sont pas retenus de jouer et de rire autour d'une chapelle où Dieu était présent, que leurs goûters n’avaient pas l'odeur des fruitiers, des placards où sont les confitures, les liqueurs d'angélique, les prunes à l'eau-de-vie, –que leur collège ne s'élevait pas dans un grand parc où, en juin les bannières de la Fête-Dieu s’accrochaient aux branches basses qu’autour d’eux, une famille innombrable ne multipliait pas le type humain, ne leur livrait pas toutes les variétés de l'homme déchiré par ses passions, défendu par ces croyances. Moi, ta ville, j'ai tout déversé à la fois dans ton berceau. Tu portes partout avec toi la matière de tes livres. Grâce à moi, tu souris si l'on t'interroge: “Avez-vous le sujet d'un nouveau roman?” Tu n'en as qu'un qui est moi-même et toi-même confondus, et qui est inépuisable: tes livres s'en détachent, comme les soleils d'une nébuleuse.
Mais, accoutumé, à ce Bordeaux intérieur, à ce Bordeaux mystique dont naît ton œuvre, comment ne souffrirais-tu pas lorsque tu le dois confronter avec le Bordeaux matériel, avec la ville de Pierre et de boue, si pareille et si différente, dont le reflet est vivant en toi? De la Cité spirituelle dont tu as fait ta substance même toutes les laideurs se sont effacées ou sont devenues Poésie: la Ville en toi est déjà une œuvre d'art; c'est pourquoi celle qui continue de vivre en dehors de toi, au bord de son fleuve boueux, te blesse et te repousse. Elle est là comme une borne sur ta route, –terrible repère pour mesurer le chemin parcouru. Combien de générations d'enfants ce Jardin de la Marie, ce Jardin Public ont-ils vu s'é[battre] depuis que tu n'es plus un enfant? A chaque retour sur ces pauvres pavés ne te sens-tu pas plus éphémère? Le temps qui te détruit touche à peine ces maisons, les arbres de ce square. [Ici] ta matière inanimée brave ta chair vivante. Elle s'associe en toi à des jeux, à des larmes du collégien que tu n'es plus depuis un quart de siècle. Ce banc est à la même place où tu te souviens, à dix-sept ans, d'avoir attendu une âme aimée, et où tu aurais l'air ce soir d'un vieux pauvre, si mortelle est ta lassitude!

XI.

Ceux qui n'ont jamais quitté leur province ont peine à imaginer l'horreur, à chaque retour, de cette confrontation avec notre passé matériel. Ainsi Proust souffrait-il, à l'aspect du Bois de Boulogne, bien des années après l'époque où il y avait rencontré Mme Swann. Il nous fait comprendre la contradiction que c'est de “chercher dans la réalité les tableaux de la mémoire, auxquels manquerait toujours le charme qui leur vient de la mémoire même et de n'être pas perçus par les sens”.
Le sentiment que nous inspire notre ville procède, au vrai, de la haine et de l'amour, comme tout sentiment profond comme tout ce qui nous tient à cœur. Quels amants ne répètent presque chaque jour l'interrogation d'Hermione, incapables de reconnaître s'ils aiment ou s'ils haïssent? Nos sentiments débordent infiniment notre vocabulaire: quels mots correspondent moins souvent au réel qu'amour et que haine? Un être aimé, nous le haïssons à cause de ce qu'il usurpe, de ce qu'il confisque à son profit de notre âme même, et pour les limites qu'il nous impose; nous lui en voulons de restreindre notre vie de la borner irrémédiablement et de nous rendre toutes les autres nourritures insipides dont nous aurait pu combler le monde. Nous lui imputons notre marche interrompue sur une route sublime. Saint Jean de la Croix professait que l'âme qui est attachée à la beauté d'une créature quelconque, est devant Dieu souverainement laide. Un être aimé sans mesure, subi sans mesure, nous frustre d'un plus haut destin.
Ainsi en est-il pour notre ville: elle nous comble, nous enrichit, et en même temps nous limite atrocement. Nous mesurons l'avantage d'être d'une province, de détenir un cru, de ne rien produire qui ne possède un certain parfum, un bouquet reconnaissable entre mille. Mais ce n'est pas toujours drôle que de faire figure, pour l'éternité, d'un moyen bourgeois de la province française; que d'être à chaque instant dénoncé par le goût du terroir, de se sentir partout dépaysé, d'hésiter au seuil des littératures inconnues comme devant d'impossibles voyages. Un vieux quadrupède aveugle tourne mieux qu'un autre le manège: ma province a fait de moi ce mule aux yeux crevés pour moudre son grain. On peut me présenter indéfiniment un étranger sans qu'il y ait d'espoir que je retienne jamais son nom. Mon incuriosité est une forme de l'impuissance. Ma province me détourne d'aller à Rome, à Londres: elle m'y entourerait d'une atmosphère opaque, étouffante, à travers quoi il me serait impossible de rien voir que des caricatures ou des fantômes.

*

Du temps que la ville retenait dans son sein mon adolescence captive il me semblait que j'étais à ses yeux un monstre entre tous ses fils et qu'elle ne me reconnaissait pas pour sien; je croyais n'être si seul que parce que je ne ressemblais pas aux autres. Mais, depuis que je me suis éloigné d'elle, je me sens Bordelais entre les Bordelais. Peut-être se passe-il, entre elle et moi, ce phénomène des ressemblances tardives ainsi dénoncé dans les familles: “C'est étonnant comme il finit par ressembler à sa pauvre mère”.
Un homme de lettres est tel qu'un terrain où des fouilles sont entreprises. Impossible pour lui de donner le change grâce à ce vernis du monde que tout Parisien d'origine ou d'adoption a vite fait d'acquérir; lui, il est toujours, à la lettre, bouleversé et à ciel ouvert. Il est condamné à découvrir aux yeux de tous, ses substructions, à déterrer ses plus secrètes assises. Peut-être est-ce pour cela que le présent ne peut “prendre” sur ce sol exploité, ni devenir, à son tour du passé exploitable. Affreuse stérilité d’une vie d’homme de lettres qui n'est qu'homme de lettres! Proust, enfermé dans sa chambre aux rideaux tirés, fut le seul logique, et n’essaya point de donner le change. Il savait qu’aucune autre camapagne n’existait plus pour lui que celle de Combray qu’aucune aubépine, jamais ne lui donnerait de fleurs roses que la haie de Tansonville. En vain, plus tard, voulut-il derrière les vitres relevées d’une automobile, revoir des vergers en fleurs; il était condamné à n’en connaître jamais d’autres que ceux qu’il avait aimé, adolescent, du côté de Méséglise. Ainsi en est-il pour tout homme de lettres, même si la maladie ne le tient pas prisonnier. Son état d’écrivain est une maladie sans remède et qui l’oblige à sacrifier la vie au souvenir ou plutôt qui exige qu'il crée une nouvelle vie avec ce qui est révolu; qu'il n'utilise que cette matière toujours en fusion du passé en lui, cette source toujours bouillonnante, et à quoi il n'est pas certain que le présent puisse rien ajouter pour les œuvres futures; ou, en tout cas, s'il y ajoute, c’est en se confondant avec le passé, en se soumettant à lui. Bordeaux (et je désigne sous ce nom toute la matière de mon œuvre) finit toujours par absorber ce que me fournit la réalité quotidienne; toute œuvre due à une suggestion du présent avorte, si elle n'éveille une correspondance dans mon Bordeaux intérieur. Les inspirations journalières ne valent qu'en se transposant sans effort dans mes jours révolus. Les sensations les plus actuelles: couples de tango, bruits de jazz, etc., sans doute peuvent servir; mais comme le cadre qui, à la fois, éloigne le paysage; le détache du reste en rend les détails plus précis. Mieux qu'à travers le parapet du pont de fer sur la Garonne, quand le train s'arrête au petit jour, c'est ainsi que Bordeaux souvent a surgi devant mes yeux, au plus épais d'un bar enfumé; des regards familiers à mon enfance, et aujourd'hui éteints, se sont posés sur moi lorsque j'étais à table avec des gens du monde et parmi de fameuses vedettes.

*

N'espère pas que je me laisse oublier, me souffle Bordeaux. Plus tu vivras d’une vie différente de celle que je te dispensais, plus je prendrai en toi de relief, et n’espère pas que tel être qui t’occupe aujourd’hui pénètre jamais dans tes livres sans passer par moi: il faut d’abord que je l’attire, l’absorbe, et qu’il reprenne vie enfin dans mon atmosphère, la seule où s’élabore ta création misérable.
Ces réflexions ne valent-elles que pour moi-même? Je songe à Maurice de Guérin, qui, dès sa quatorzième année, s'éloigne du Cayla où il ne revient que l’espace de quelques vacances et puis pour mourir; et tout de même, il a vécu sa courte vie dans un Cayla intérieur que le val d'Arguenon, la Chesnaie, enrichirent de forêts et de plages marines. Si nous redoutons parfois quelque arbitraire, quelque artifice, dans l'attitude lorraine de Barrès, c'est l'évidence que la Lorraine le possède, qu’il ne s'en évade pas; à sa brume natale, il ne sut échapper en Espagne ni sur l'Acropole. Barrès n'a peint profondément que des déracinés ou des enracinés lorrains: Sturel, Renaudin, etc., d’une part et les frères Baillard d’autre part. Du reste des hommes il n’a su fixer que l’apparence hideuse, les grimaces (d’ailleurs avec génie). Il n’a jamais détourné son visage du visage sans éclat de sa terre natale.

*

Aimer sa prison, préférer sa prison, ou pour mieux dire, se préférer aux autres, comment s'en tenir là toujours? Impossible que cette complaisance pour sa terre et pour soi ne cède souvent à de furieuses nostalgies. J'ai renié Bordeaux plus de septante fois sept fois; j'ai aimé une phrase de Toulet où il dénonce cette ville de vins et de morues enlisée dans la boue d’un port sans navires; je me suis gaussé de ses habitants; j'ai fui l'affreux ennui de ses vignobles; les blessures ostentatoires de ses pins m'exaspèrent et leurs ridicules petits pots individuels! J'ai toujours opposé à Bordeaux, pour la porter aux nues, la Provence... et pourtant, je l’aime; c'est-à-dire je m'aime. Il est cela dont je ne serai jamais séparé: c'est moi, aujourd'hui, qui possède Bordeaux et qui ne puis l'arracher de ma mémoire; mais un jour, ce sera lui qui, dans sa profondeur, me possèdera. Quand je ne peux le souffrir c'est que je ne peux non plus me souffrir et que je le hais de m'avoir fait créature si misérable.

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François MAURIAC, “Mes souvenirs,” Mauriac en ligne, consulté le 26 avril 2024, https://mauriac-en-ligne.huma-num.fr/items/show/774.

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