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Forçats du repos

Référence : MEL_0779
Date : 23/11/1934

Éditeur : Sept
Source : 1re année, n°39, p.1
Relation : Notice bibliographique BnF

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Forçats du repos

“Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front…” Le premier homme coupable crut que c’était que c’était là le pire châtiment. Mais ce châtiment, les derniers hommes se meurent de ne pouvoir plus le subir: ils sont privés eux-mêmes de la punition divine.
Toute leur dignité, ils ne la mettaient pas dans la pensée, ni dans l’amour, mais dans le travail. De vieux paysans qui n’avaient plus la force de travailler, je les ai entendus se condamner eux-mêmes à mort. Leurs enfants reprochaient aux vieillards le pain qu’ils ne gagnaient plus, et les vieillards trouvaient ce reproche juste.
Tant que les paysans connurent Dieu, Dieu leur fit violence pour qu’un jour dans la semaine ils ne missent pas la main à l’outil. Lorsque la génération des grands républicains (dont nous célébrons les funérailles à Notre-Dame!) leur eut enlevé la foi en Dieu, ils n’interrompirent plus leur besogne un seul jour. Ce n’était pas trop de l’Etre infini pour arracher ces tâcherons à leur tâche. L’ayant perdu, ils ne s’arriérèrent plus et devinrent des forçats.
Et maintenant, d’autres lois, qui ne sont pas filles de l’amour comme les Commandements de Dieu, d’aveugles lois condamnent les hommes non plus au repos après six jours de labeur, mais au repos forcé à perpétuité. Et même ceux-là qui, entretenus par l’Etat dans une demi-misère, semblent y prendre goût, pleurent, tout au fond d’eux-mêmes, leur dignité perdue, leur humble dignité de travailleurs.
Beaucoup de ces chômeurs ne connaissent pas la lecture, la musique, tous les alibis auxquels ont recours les désœuvrés du monde. La plupart ignorent l’art de se divertir, au sens pascalien. Quelle tentation que l’ivresse! L’oubli leur est plus nécessaire que le pain. Il y avait quelque chose dont eussent été capables leurs ancêtres, même sans travail… Peut-être ont-ils gardé le regret obscur de cet état où l’homme sans rien faire était tout de même occupé, au sens plus profond: occupé par Quelqu’un toujours là, occupé par Lui, occupé de Lui. Telle est la dignité perdue que quelques travailleurs, parmi les plus jeunes, ont retrouvée; ils ont retrouvé la “clef du festin ancien” qui est l’amour. Ils savent que le travail n’est pas une fin en soi, et que la mystique de la machine et du “rendement” est sans doute la plus basse de toutes celles qu’inventèrent les pauvres hommes, privés de Dieu, pour attendre la mort.
Ils n’en persuaderont pas aisément leurs frères chômeurs et affamés; car de ces loisirs forcés, ce n’est pas Dieu qui a le bénéfice. Le septième jour, Dieu comble de son repos et de sa paix le travailleur accablé d’une fatigue bienheureuse. Mais chez celui qui, pendant six jours, a cherché du travail de porte en porte et s’est vu rejeté de partout, Dieu trouve le plus souvent un cœur gros désespoir, déjà séduit par l’Antéchrist.
Et nous aidons l’Antéchrist, nous qui nous résignons à l’injustice. Une dure parole de Léon Bloy me revient souvent à l’esprit. Je la cite de mémoire et l’estropie, ne pouvant retrouver le texte exact: “J’ai lu Bonald et tous les théoriciens de l’équilibre, je sais ce qu’on peut se dire, entre honnêtes gens, pour se consoler de la réprobation temporelle des trois quarts de l’humanité…” Oui, de l’humanité –et non d’une classe seulement: le chômage ne connaît plus de classes; mais s’il les réconcilie, craignez que ce soit dans la haine.

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François MAURIAC, “Forçats du repos,” Mauriac en ligne, consulté le 26 avril 2024, https://mauriac-en-ligne.huma-num.fr/items/show/779.

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  1. GALLICA_Sept_1934_11_23.pdf